À Mel Bonis – 1906

De Louis Fleury, Amicale, Bonis | 0 commentaires

3 Manchester Street, West London[1]

Chère Madame, [Mélanie Bonis]

Il me semble que je vous ai un peu négligée depuis quelques temps. ll ne faut pas m’en vouloir. Je fais depuis mon arrivée ici un métier de chien : cela s’appelle la lutte pour la vie. Je commence à en avoir assez : pas de la vie mais de la lutte ; ainsi jeudi soir, immédiatement après le concert que je donne pour clôturer ma saison à Londres, je file vers Luchon, via Paris où je ne ferai que passer, heureux de goûter enfin un demi-repos. Il parait que c’est admirable là-bas. J’ai reçu ce soir même une carte postale qui me fait voir ce pays sous un jour magnifique.

Y retrouverai-je le petit clan d’Etretat[2] ? J’ai peur que non et cela m’attriste un peu, mais quand on n’a pas ce qu’on désire, il faut aimer ce qu’on a : c’est une vérité que j’ai eu souvent l’occasion d’apprendre.

 Je vous disais donc que je vous ai négligée ; mais j’ai tout de même pensé à vous. Je vous en envoie ci-joint une preuve. Hier même, nous avons eu l’honneur et le plaisir, le jeune ménage Decreus[3] et moi, de faire triompher devant un public restreint à la vérité, mais choisi, la Suite de Mel Bonis, oeuvre charmante à laquelle Madame Domange devrait bien quelque jour donner un pendant : ça ne court pas les rues les trios pour flûte violon et piano !

 A propos du jeune ménage, dites donc à Mademoiselle votre fille[4], que ces choses paraissent intéresser, que les fameux tourtereaux sont distancés : l’exubérante Renée Chemet[5] Decreus embrassant son mari à tous propos et dans tous les lieux : à table, en chemin de fer, en omnibus. Il lui rend ça avec usure, au grand ébahissement des anglais, généralement plus froids en public (pas dans les parcs cependant !). J’assiste quelques fois, mélancolique troisième, à ces manifestations tumultueuses essayant en vain de les réprimer, au nom de la morale, du bon goût, et de la pitié que devrait inspirer ma solitude à ces énergumènes. Peine perdue : c’est beau, la jeunesse !

J’ai vu Thomé[6]. Il a obtenu le grand succès à l’Alhambra[7] avec un ballet intitulé “L’Amour”[8]. Comme ça lui va bien, n’est-ce pas ? Je l’ai rencontré dans un salon, vêtu d’une sordide redingote aux basques[9] de laquelle s’accrochait sa fille Marie[10]. Il a trouvé le temps d’accompagner à Johannis Wolf[11] la sempiternelle Extase[12], puis il est parti non sans avoir englouti une quantité invraisemblable de tasses de thé.

J’ai vu bien d’autres gens. En ces temps d’Entente cordiale, Regent street est à deux pas de la Madeleine, et l’on y parle presque autant Français que sur les Boulevards (plus même que devant le Grand Hôtel, promenade des Anglais). Il y a notamment beaucoup de musiciens. Ils croient tous trouver la fortune, elle a rajeuni son mode de locomotion. Sa roue a fait des petits, munis de pneumatiques et elle marche toujours à la troisième vitesse. Il n’est pas facile de l’attraper : je fais comme les autres, je cours après, mais elle a de l’avance et je la vois disparaitre à tous les coins de rue.

Il fait horriblement chaud, et la chaleur de Londres, c’est quelque chose d’affreux. Il y a dans l’air une odeur de suie et de goudron qui fait ressembler la capitale à celle d’une salle de fumigations aux Bains Turcs. Et il faut trotter dans la rue en redingote et en tube[13], le formalisme anglais étant là-dessus impitoyable. De temps en temps, cependant on rencontre un homme vêtu d’un complet « grands carreaux », chaussé de grosses bottines à quadruple semelles et coiffé d’une casquette inoubliable. Avec l’inévitable Baedeker[14] à la main, il réalise le type du parfait English en voyage. Soyez sûr que c’est un Parisien.

Que vous devez être bien à Sarcelles[15] ! J’espère que vous y travaillez. A quoi ? Quand vous aurez le temps, racontez-moi cela et donnez-moi des nouvelles de tous, des enfants et des amis. Je ne vous demande pas d’être aussi bavarde que moi : j’écris les lettres comme je fais les visites : je ne sais pas m’en aller. Il faut pourtant que je m’y décide ;

A bientôt, chère Madame. Je vous envoie mon adresse à Luchon ; c’est très simple : Casino de Luchon. Chaque fois que j’aurai une lettre de vous, ce sera une petite compensation. Je me retrouverai aux Fonduts[16]. Hélas, les Fonduts sont effondrés ! !

Je vous quitte. C’est trop horrible.

Mille amitiés.

 Fleury

 

Source : Palazzetto Bru Zane / Fonds Mel Bonis  https://www.bruzanemediabase.com/mediabase/documents/lettre-louis-fleury-mel-bonis

 

 [1] Lettre non datée. Datation supposée :  fin d’été 1906, d’après les éléments évoqués :

«… en ces temps d’Entente cordiale… » cf : accords signés en 1904

 «… du jeune ménage Renée ChemetDecreus » cf : date de leur mariage 20 mai 1906

 « le concert que je donne pour clôturer ma saison »

« Il fait horriblement chaud… la chaleur de Londres… » cf : canicule de 1906 avec des températures atteignant des valeurs records au début du mois de Septembre. Le thermomètre dépasse les 30°C pendant plus de 4 jours avec un maximum de 35.0°C à New Malden – banlieue  de Londres – le 1er Septembre.

[2] Lieu de villégiature de la famille Domange (nom marital de Mel Bonis) où se retrouvaient tous les jeunes de la génération suivante.

[3] Camille Decreus (1876-1939), compositeur et pianiste, ami de Mel Bonis (cf lettre du 27 novembre 1906).

[4] Jeanne Domange (1888-1987), future Jeanne Brochot.

[5] Renée Chemet (1887- 1977), violoniste concertiste.  Elle fit une grande carrière autour du monde et effectua de nombreux enregistrements.

[6] Francis Thomé (1850-1909) pianiste et compositeur.

[7] Alhambra : Théâtre de Londres situé sur le coté est du Leicester Square (démoli en 1936).

[8] « La Bulle de l’Amour » sur  un livret de Georges Feydeau crée en 1898 au Théâtre Marigny.

[9] « Coller aux basques » expression utilisée depuis le XVIIIème siècle. À cette époque, les “basques” étaient des morceaux de tissus qui descendaient en dessous de la taille.

[10]Thomé a eu trois enfants dont deux jumelles Marie et Jeanne.

[11] ?

[12] Il s’agit probablement de la mélodie « Extase » (1874 / rév. 1884) de Henri Duparc.

[13] Tube : Nom populaire du chapeau « haut de forme ».

[14] Baedeker : Guide de voyage célèbre en Europe à l’époque, traduit en trois langues (allemand anglais français).

[15] Sarcelles : Village du Val d’Oise où la famille Domange avait sa maison de campagne : on y organisait des parties de chasse.

[16] ?

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