Souvenirs d’un Flûtiste – 7. Le Chant – Comédiante Tragédiante
S O U V E N I R S D’ U N F L Û T I S T E (suite)
Le Conservatoire vers l’époque de son centenaire (1895-1900)
L E C H A N T
Parmi les nombreuses calomnies déversées sur notre glorieuse Ecole Nationale, la plus noire et la plus tenace est bien celle qui représente l’école du chant au Conservatoire comme inexistant. Les hommes sont bien méchants. Ils l’étaient en 1895 ; ils le sont encore et il le seront toujours . Certes toutes les grandes Etoiles ne sont pas sorties du Conservatoires et les plus illustres parmi les chanteurs ont appris leur métier ailleurs. Mais si vous ouvrez un vieux palmarès ou, mieux encore, l’indispensable et monumental « Constant-Pierre », vous y constaterez que la plupart des fonctionnaires qui ornent le plateau de nos deux grands subventionnés, sortent de notre Ecole Nationale. Je ne parle pas seulement des comparses (le Conservatoire a toujours été une admirable pépinière de choristes), mais aussi des chefs d’emploi. De même, la plupart des Etoiles de nos Préfectures de première classe, ont fait leurs premiers pas rue Bergère ou rue de Madrid. Et tous se sont comportés dans la vie avec une modestie touchante ; Les uns débutant dans les choeurs et devenant étoiles en gagnant patiemment leurs grades ; les autres terminant dans la masse une carrière malchanceuse. Ces humbles serviteurs de l’art ont, d’ailleurs, trouvé un réconfort dans la sollicitude des pouvoirs publics : tous, sans exception, du petit ou grand et sans distinction de sexe ont été promus officiers d’académie dès l’âge réglementaire de 30 ans. Ne raillez pas ! Le sort de la France repose sur les vertus de sa classe moyenne ; mais ce sont ces vertus solides qui prêtent le plus aux brocards des journalistes. On ne les ménageait pas aux classes de chant de ma jeunesse.
C’est au moment des concours publics que s’exerçait le plus violemment la verve de la critique. Ces solennités faisaient salle comble. En pleine canicule, malgré l’appel tentateur des flots de topaze de l’Océan ou des neiges éternelles de Chamonix, douze cents Parisiens sacrifiaient une quinzaine de grand air au plaisir étrange d’entendre deux quarterons de malheureux s’époumoner sur les grâces désuètes du « Pardon de Ploërmel » ou les virulences périmées de la « Reine de Chypre ». Or, comme ce répertoire fatigué montrait la corde, les vieux habitués demandaient du nouveau. L’arrivée au fauteuil directorial d’un illustre musicien leur donna cette satisfaction : Gabriel Fauré introduisit la vraie musique dans les classes de chant. Avant lui, ça ne marchait pas très bien: avec lui ça ne marchera plus du tout. Il avait porté le trouble dans des âmes simples, bouleversé de séculaires traditions, imposé aux élèves et à quelques uns de leurs maîtres un effort surhumain, et le résultat n’en fut guère changé. Ceux des élèves qui avaient une voix solide la gardèrent malgré tous les attentats perpétrés sur leurs gosiers; ceux qui avaient la voix fragiles la perdirent tout à fait et furent ainsi rendus au commerce et à l’industrie. Ça a toujours été comme cela depuis Bernard Sarrette et il en ira de même jusqu’à la mort de l’institution. N’oublions pas qu’il sort, bon an mal an, vingt ou vingt-cinq élèves de notre grande boîte sonore. S’ils étaient tous des stars de première grandeur, les cachets subiraient la loi de l’offre et de la demande et un grand fort ténor se paierait moins cher qu’un basson. « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes » dit Pangloss — « Oui, mais cultivons notre jardin », répond Candide — « Ne vous affligez pas », ajouterai-je en m’adressant à ceux qui labourent le sol aride de la rue de Madrid « si votre jardin produit beaucoup de navets ».
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Les huit jardiniers du Centenaire avaient noms : Saint-Yves, Bax, Bussine, Crosti, Archaimbaud, Warot, Duvernoy, Masson et Duprez. Je dois à la vérité de déclarer que, dans ma mémoire, Bax et Bussine se confondent et que je ne sais auquel des deux attribuer un nez monumental, une barbe fluviale et un long buste sur de petites jambes. Ce dont je suis sur c’est que lui des deux répondait à ce signalement.
Le nom de Romain Bussine est voué à une quasi immortalité. C’est à lui, et en même temps à St-Saëns, que nous avons la fondation de la Société Nationale, c’est-à-dire cinquante-cinq ans d’activité musicale d’une fécondité et d’une portée exceptionnelles. On oublie trop facilement — surtout les soirs où l’on a reçu quelques coups de rasoir — que toute la musique française contemporaine est sortie de là. Le bon Bussine n’en espérait certainement pas tant en 1871.
Il y avait comme toujours, des classes réputées et des classes moins bien vues. Celle du petit papa Archimbaud jouait un peu, dans le coin des chanteurs, le rôle de la classe Pessard. On lui envoyait les cancres et l’on étonnait qu’il n’en fît pas des Faure et des Tamagno. Il en tirait ce qu’il pouvait et l’on peut se demander ce qu’un autre en aurait fait à sa place. Il partageait cette tâche ardue avec son collègue Duprez. Celui-ci, fils du célèbre ténor, le tombeur de Nourrit, vivait accablé sous ce fardeau écrasant. S’il y a une position difficile dans la carrière artistique, c’est celle de fils à papa. A soixante ans, Duprez n’était encore que le fils Duprez et il rentrait les épaules au seul souvenir des contre-ut dièse de son formidable père.
Haut et fort, barbu de gris, l’oeil morose et traînant une jambe goutteuse, Eugène Crosti représentait, grâce à son nom italien, l’art du bel canto. C’était d’ailleurs un authentique Parisien de Paris. Son collègue Warot était, lui, un authentique Belge. Il était réjouissant à voir. Petit, mince, élégamment pincé dans une redingote grise de la meilleure coupe, les cheveux d’un blanc de neige, la petite moustache passée au « Lion noir », un léger nuage de poudre sur ses joues roses, il était frais et appétissant comme un bâton de sucre de pomme. Certainement il devait se faire envelopper tous les soirs dans du papier de soie avant de se mettre au lit. Son rival en élégance était M. Masson père du futur directeur de l’Opéra-Comique. J’admirais sa tenue impeccable et notamment ses guêtres de drap havane, petit raffinement de chic qui était à cette époque le privilège de quelques clubmen. Et j’ai gardé pour la fin le seul survivant des huit, l’excellent Edmond Duvernoy, lequel, toujours sur la brèche et solide au poste, et bien qu’il ait pris sa retraite officielle, continue de fabriquer des Don José et des Marguerite sans en avoir perdu ni l’appétit, ni la belle humeur.
Quatre professeurs, chanteurs de mérite, étaient chargés d’apprendre aux élèves de leurs collègues, tout ce qui concernait la déclamation lyrique, à l’exception de l’art du chant. Cette organisation paradoxale a survécu à un siècle de conflits et de batailles, et subsiste encore. Une vielle gloire de la salle Favart, Léon Achards, et un magnifique artiste en pleine possession de son art, Taskin, avaient charge des futures étoiles de l’Opéra Comique. Giraudet et Melchissedec veillaient aux destinées des chanteurs d’opéra. De ces quatre compagnons, Achard était le plus vieux, Taskin le plus beau, Girardet le plus effacé et Melchissedec le plus bruyant.
J’ai encore dans l’oeil la silhouette de Taskin, bel homme au masque romain et à la stature athlétique, enlevé en pleine force à quarante-quatre ans par une mort stupide. Enfant de la balle, descendant des fameux facteurs de clavecin du 18ème, aussi bon comédien que chanteur, idéal Esacamillo, il faisait les délices de la salle Favart et n’y a pas été remplacé.
C’est à l’oreille que je retrouve le souvenir de la classe Melchissédec. Elle se tenait trois fois par semaine au petit théâtre du fond de la cour, solides tréteaux posés à la diable au fond d’une pièce tapissée de toile d’emballage. L’oeil en feu, la moustache menaçante, épreuve avant la lettre du Flambeau de Rostand, campé plus tard par Lucien Guitry, Melchissédec grondait déjà d’une source colère avant même l’ouverture de sa classe. Il avait sur l’Art du Chant et la physiologie du chanteur des idées arrêtées qu’il exposées dans un copieux bouquin qu’on trouve encore à la devanture des marchands de musique. Sur la couverture, l’auteur montre un masque horrible, le sien, contracté par l’effort surhumain de produire la voyelle U suivant les règles de la parfaite émission. Melchissédec, que j’ai beaucoup connu par la suite, cultivait et caressait cette idée simpliste que tous ses élèves élèves chantaient comme des veaux, et cela par la faute de leurs professeurs. Il ne se cachait pas pour le leur dire et de deux à quatre c’était une tempête d’injures accompagnée de violents coups de canne asséné sur la robuste table de chêne qui lui servait de chaire. Pendant 20 ans de 1894 à 1914, cet homme terrible mit le Conservatoire à feu et à sang et cette maison bruyante et paisible à la fois ne retrouva un peu de calme que l’ouverture de hostilités : le pauvre Melchi qu’on croyait perdu, s’était laissé pincer à Gand par l’invasion boche. Il revint à l’armistice, plus enthousiaste et plus furibond que jamais et termina sa carrière professionnelle par une démission retentissante. Il est mort récemment sans avoir jamais pu essayer ses théories sur les larynx de ses élèves. Par un de ces paradoxes qui sont fréquents dans la vie des hommes, ce forcené était un fervent Mussettiste, un des fermes soutiens de la Société qui porte ce nom. Je suppose qu’il a dû menacer plus d’une fois de sonner « sur trois manches de marbre rose » la tête de quiconque oserait ne pas partager son admiration pour Musset. Il n’a d’ailleurs jamais tué personne, car c’était, en dépit de ses fureurs, un fort brave homme.
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Ces souvenirs remontant à plus d’un quart de siècle. On me permettra de ne citer aucun nom d’élève femme de ma génération. Je tiens encore à la vie…Les hommes errent en Province où ils propager le culte du contre-ut et de l’accent toulousain. Les uns ont déjà fait fortune et possèdent leur villa dans la banlieue ouest; les autres sont candidats à Pont-aux-Dames et tous sont plus ou moins professeurs de chant. Tout cela est assez mélancolique.
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C O M É D I A N T E – T R A G É D I A N T E
Les classes de déclamation formaient un petit monde à part, qui avait aussi peu de lien que possible avec le reste de la Maison. Ces jeunes gens tranchaient sur nous par leur élégance, et ce je ne sais quoi d’artificiel qui, dans ce monde-là, s’acquiert d’emblée avec la premier boite de maquillage. Leurs classes avaient lieu le matin ; les professeurs arrivaient généralement en retard et les élèves, groupés par affinités, battaient la semelle dans la cour à la vive indignation du personnel administratif. On pouvait au première coup d’oeil distinguer les classes en cherchant sur la personne des élèves le reflet de leurs professeurs respectifs. Les petits rondouillards à tête de Gaudissart sortaient de chez de Feraudy ; on reconnaissait à leurs gilets et à leurs cravates extravagantes les disciples de M. Le Bargy, dont la fausse distinction et l’élégance de tailleur pour dames devait éblouir ces petits malheureux, et lorsqu’un rand gaillard à large feutre et lavallière noire bredouillait d’une voix profonde des choses cordiales, on pouvait être sûr qu’il venait de chez Paul Mounet. Ils étaient dix messieurs de la Comédie Française chargés d’apprendre l’A B C du métier aux jeunes espoirs de l’art dramatique. Certains d’entre eux prenaient leur mission au sérieux. Je citerai en premier lieu Worms qui passait pour réactionnaire parce qu’il était l’homme de l’ « extrême diction ». Il apprenait en effet à ses élèves à parler net. A cette époque, l’école d’Antoine commençait d’exercer ses affreux ravages sur les jeunes comédiens. Sous prétexte de réalisme, on encourageait les acteurs à parler à voix basse avec la bouillie dans la bouche et l’on habitait tellement le public à regarder ses comprendre qu’il a passé sans effort du theatre au cinéma, désertant une fois pour toutes un divertissement dont on ne peut jouir qu’à l’aide d’un cornet acoustique. J’admirais beaucoup Worms, ancien ouvrier typographe, remarquable comédien, dont la sobre et réelle distinction avait autrement d’allure que celle du Priola à cravates mauves déjà nommé. C’était à tous égards un homme de 1er ordre.
Un antique bronze du nom de Dupont-Vernon partageait avec Silvain la tâche d’inculquer l’art des roulements d’rrr et des gestes solennels aux futurs Théramènes et aux Athalies en herbe. Une fois tous les quatre ans on décernait le premier prix de tragédie à un énergumène plus râblé que les camarades et on lui ouvrait toutes grandes les portes de l’Odéon. Le reste allait échouer à la Porte-St-Martin et versait de l’héroïsme aux citadins par le canal de d’Ennery ou d’Auguste Maquet, à raisons de cent sous par soir, sous la direction du philanthrope Coquelin.
Long et fin, le regard aigu sous le binocle à bordure d’écaille, descendu tout droit, semblait-il, d’un portait de Philippe de Champaigne, Leloir donnait à ses élèves un enseignement de grand style. Ce comédien excellent et lettré, mort beaucoup trop tôt, était un des derniers représentants d’une tradition qui s’évanouit. Il connaissait la technique de son art et n’aimait pas les bafouilleurs. S’il vivait encore, il passerait de tristes soirées.
(À suivre)
L. FLEURY
Source : Le Monde Musical N°7 et 8 – Avril 1925 – Bibliothèque Nationale de France http://ark.bnf.fr/ark:/12148/cb328183825
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