Souvenirs d’un Flûtiste – 5. Les Pianistes

Revues françaises, Le Monde Musical, Souvenirs d'un flûtiste | 0 commentaires

S O U V E N I R S    D’ U N    F L Û T I S T E (suite) 

Le Conservatoire vers l’époque de son centenaire (1895-1900) 

L E S   P I A N I S T E S

 

 

Répartis en dix classes, cinq préparatoires et cinq supérieures, cent jeunes forçats des deux sexes broyaient l’ivoire sous la férule de Maîtres d’âges et de mérites divers. Déjà, parmi les élèves, l’élément féminin dominait, mais trois dames seulement avaient l’honneur de professer dans l’établissement. Encore ne leur avait on confié que des classes dites « de clavier ». C’étaient, en 1895, Mesdames Trouillebert, Chéné et Tarpet-Lecercq. Je n’ai jamais vu Madame Trouillebert autrement qu’en effigie, dans la vitrine de l’éditeur T. du Waast. J’admirais beaucoup la silhouette distinguée de Madame Chéné, son allure jeune, très faubourg St-Germain, sous les cheveux blancs. Quant à celle de la bonne Madame Tarpet, elle était inoubliable. Sa structure avouait, toutes proportions gardées, la grande pyramide de Gizeh. Sa bonne face réjouie encadrée dans les brides d’une capote archaïque, et que signifiait un nez bourbonnien, s’appuyait sur un triple menton qui débordait sur sa gorge, laquelle débordait sur le reste ; le tout était enveloppé dans un vaste sac qui aurait bien voulu être un corsage et qui était un peu mieux qu’un caraco.

Ces trois classes jouissaient d’une excellente réputation et fournissaient avec une régularité mathématique leur contingent annuel de premières médailles et de candidats aux grandes classes. J’ai toujours admiré, avec un peu de stupeur, la vie héroïque, bien que dépourvu de gloire, que mènent les spécialistes de l’enseignement du piano soi-disant élémentaire, qui va jusqu’à la fabrication des premiers prix. De la petite répétitrice pour mioches de six ans jusqu’au grand metteur au point de la dernière heure, il y a un concours d’abnégation et de dévouement qui devrait valeur au seul Conservatoire, la moitié des prix de vertu que dispense l’Académie française à des héros plus voyants mais moins méritants. Quelle morne besogne ! Celui-ci fourbissant ses jeunes espoirs sur du Clementi, celle-là sur du Hummel, cet autre sur du Beethoven, ce dernier sur du Chopin, sans que chacun empiète sur les attributions du voisin, et cela à raison de 10 heures par jour et de 12 mois par an, —car on trône derrière soi ses élèves en vacances —. Révérence parler, ces infortunés me rappellent les ouvriers de la maison Armour, aux abattoirs de Chicago, lesquels, postés en file indienne le passage de la bête, transforment en 25 minutes, chacun accomplissant toute la vie le même geste, un joli petit cochon rose bien vivant  en une boite de conserves munie de sa clef et de son étiquette. Si l’un d’eux s’oubliait à couper la queue de l’animal au lieu de lui fendre l’oreille, harmonie du système croulerait et la maison Armour ferait faillite. Il doit en être ainsi de l’enseignement scientifique du piano, et on ne peut que s’incliner devant le résultat puisque le talent court les rues. Mais il n’est pas défendu de plaindre les victimes de cette taylorisation de l’enseignement. 

Un brave homme du nom d’Anthiome avait la charge des cancres de l’établissement (l’exception confirme la règle et j’attends sans frémir les protestations inévitables). Au papa Decombes allaient les brillants sujets. J’étais tenté de voir là quelque injustice, mais, en feuilletant le « Constant-Pierre » — source inépuisable de richesses documentaires — , j’ai découvert que le pauvre Anthiome était resté toute sa vie chargé de cours sans appointements. On n’a rien à réclamer d’un homme qu’on fait travailler à l’oeil, et il faut aiment être l’Etat-Tout-Puissant pour se permettre de pareilles monstruosités.

Bref la vraie, la seule classe préparatoire des garçons était la classe Decombes. On ne dira jamais assez de bien de cet éducateur admirable entre les mains duquel sont passés la plupart des pianistes ou compositeurs de ma génération et de la précédente. On m’étonnerait en me disant qu’il obtenait ses succès par une extrême rigueur. C’était bien le plus doux et le plus bienveillant des hommes. ll arrivait, toujours pressé, cérémonieusement coiffé du haut-de-forme, enveloppé dans un long pardessus, très alerte pour son âge (il était bien près de la retraite lorsque je l’ai connu), et portait, à la mode du second empire, une magnifique paire de favoris reliés à de grosses moustaches à la François-Joseph, d’un beau noir cirage. Qui osera nier la force de la volonté dans l’art de rester jeune ? 

Ce saint, car c’était un saint, (ceux qui l’ont connu de près ne me contrediront pas) n’avait qu’une faiblesse : il aimait les décorations. Il en possédait d’innombrables, de la rosette de l’Instruction publique au Lion du Vénézuela en passant par le Nicham Iftikar. On lui marchanda longtemps le petit ruban rouge qu’il méritait depuis quarante ans et dont on était déjà si prodigue avec les mercantis et les soi-disant publicistes, qui souvent n’ont jamais rien osé publier, pas même leur casier judiciaire. Lorsque nous le conduisîmes à sa dernière demeure, tous ses ordres, posés sur un coussin , suivaient immédiatement le corbillard. La foule de ses élèves emplissait la rue des Martyrs. Les plus affligés, ceux qui lui étaient toujours restés fidèles, étaient, naturellement, les plus célèbres. 

J’ai eu tout juste le temps d’apercevoir Fissot, lequel, conjointement à Delaborde et Alphonse Duvernoy tenait l’une des 3 classes supérieures de femmes. Cet homme, d’aspect doux et triste, vivait sous le fardeau accablant d’un succès prématuré resté sans lendemain. Entre autres triomphes scolaires il avait obtenu le 1er prix d’harmonie à treize ans. Proposé en exemple à tous ses petits camarades présents et futurs, inscrit par la suite au tableau d’honneur du Traité Reber et Dubois, traité comme un nouvel Pic de la Mirandole, il vécut assez vieux pour applaudir aux succès de ses innombrables aînés, contemporains et successeurs qui avaient eu leur premier prix d’harmonie à l’âge adulte ou plus souvent encore, ne l’avaient pas eu du tout. Il mourut — de tristesse, je pense — vers 1896, laissant sa classe au grand Pugno, lequel ne la garda pas longtemps. 

Alphonse Duvernoy, homme et musicien distingué, parent ou allié de tout un monde d’artistes — il était le gendre de Pauline Viardot — représentait au Conservatoire cette société de grands bourgeois cultivés qui a remplacé, durant tout le XIX° siècle, l’aristocratie amie des arts de l’Ancien Régime. Un peu froid et distant au premier abord, c’était dans l’intimité, un aimable causeur. Il n’aborda guère, que je sache, l’estrade du concert et partagea sa vie entre l’enseignement et la composition. Il alla même jusqu’à écrire un opéra : Hellé, qui fut, tout comme un autre, introduit et consumé dans le four-crématoire de la maison Garnier, et fut porté en terre par le joyeux croque-mort Pedro Gailhard, lequel n’en était pas à un cadavre près. 

Son collègue Delaborde n’avait rien de froid, de distant ou de distingué. Court, trapu, rude et gris de poil, solidement établi sur de robustes jambes en manches de veste, pas très soigné de sa personne, bien qu’il arborât en été la redingote et le haut-de-forme gris des turfistes d’Ascot, c’était un vieil original, tout à fait sympathique, une des figures les plus accusées du Conservatoire. Il vivait en vieux bohème, dans une appartement converti en jardin zoologique et en tabagie ; car, outre la Musique, qui restait sa passion dominante, il avait deux dadas : ses singes et sa pipe. Fumait-il pour oublier l’odeur de ses singes ? Recherchait-il la société des singes parce que les humains fuyaient l’odeur de sa pipe ? Le problème reste à résoudre. 

Ce qui, chez lui, était vraiment admirable, c’était son ardeur au travail et une générosité sans limites. Il aurait pu, sans scandaliser personne, donner 10 heures de leçons par jour en se faisant un bon fond de clientèle des ses élèves du Conservatoire. De celles-là, tel mon cher Paul Taffanel, il ne voulut jamais recevoir un sous. Bien loin de leur demander de l’argent il leur offrait des bouquets de violettes et les embrassait paternellement lorsqu’elles avaient bien joué. Quant aux élèves particulières, il en prenait tout juste assez pour gagner chichement sa vie et passait tout son temps disponible devant son cher piano. Jusqu’à la fin de sa vie il a donné son Récital annuel, avec des programmes formidables qui auraient tué de moins robustes que lui, et son obstination magnifique finit par faire avaler à un public rebelle les vastes compositions de son ami Alkan. 

Furtif, discret, toujours pressé, marchant vite en rasant les murs, un petit homme mince, à tournure de colonel des Guides en retraite, faisait trois fois par semaine une rapide entrée sous le porche, s’engouffrait dans l’escalier de gauche et en ressortait deux heures plus tard pour s’évanouir comme une ombre dans la direction des boulevards. C’était M. de Beriot, titulaire d’une des deux classes de piano hommes, autre membre de la famille illustre des Garcia, Viardot et tutti quanti. Il vivait solitaire et un peu morose, au milieu de ses objets d’art, dans les régions alors désertiques du boulevard Berthier, près des fortifs. On lui accordait de la valeur, Viñes, le pauvre Malats, Morpain, Decreus, et tant d’autres, en sont la preuve, mais son prestige ne pouvait égaler celui de son collègue Diémer, prestige immense, qui n’était peut-être contrebalancé par celui de Massenet. 

L’entrée de Diémer était toujours un petit évènement. Son coupé le déposait rue du Conservatoire. Toujours un peu en retard, il émergeait de la porte du fond de la cour, cependant que ses dix élèves, battant la semelle sous les fenêtres du secrétariat, guettaient anxieusement son arrivée. Il apparaissait menu, déjà voûté, la démarche lasse, sa jolie tête de mousquetaire écrasée sous un immense chapeau haut-de-forme, le cou soigneusement entouré d’un foulard de soie blanche. Les deux pointes de ce foulard célèbre pendaient négligemment pardessus la courte pèlerine d’un extraordinaire petit pardessus, fait d’une ratine poilue qui n’était plus à la mode, qui revint à la mode, qui, de nouveau, passa de mode, et que mon tailleur m’a imposée l’année dernière sous prétexte que ce serait le dernier cri de cette année. Avec un joli sourire, il accueillait ses jeunes disciples qui s’empressaient autour de lui, l’un le soulageant de sa serviette, l’autre s’emparant de son parapluie et les autres se disputant l’honneur de le débarrasser, là-haut, qui de son chapeau, qui du précieux pardessus. Je supplie mes lecteurs de ne voir des cette petite description, nulle intention ironique. J’ai beaucoup connu Diémer par la suite, et j’avais pour lui autant d’affection que d’admiration, car c’était un homme exquis et un grandissime virtuose. Mais, sans ces petits détails, sa physionomie serait incomplète. 

Je revois, comme si c’était hier, ce groupe de petits jeunes gens qui sont maintenant d’importants personnages. Petit et fluet, avec ses yeux de braise, ses cheveux d’ébène et sa moustache tombante (je vous en supplie, mon cher Cortot, laissez la repousser : vous étiez beaucoup mieux) Cortot, plein de projets, faisait déjà preuve d’une activité débordante, rêvait de composition, d’orchestre, partait pour Bayreuth comme répétiteur, en revenait impresario de représentations wagnériennes, imprimait à tout ce qu’il touchait la marque d’une personnalité de premier plan, et après cette étonnante parabole se retrouvait quelques années plus tard pianiste comme devant, ce qui ne lui a pas mal réussi. 

Louis Aubert, — à quelques poils blancs près, il n’a guère changé — possédait déjà ce physique aigu et net d’officier d’artillerie en civil qui doit, lorsqu’il passe sur le trottoir du Ministère de la Guerre, figer immédiatement la sentinelle au garde-à-vous. A peine né au piano, dont il jouait fort bien, à la manière de son maître, il songeait déjà à l’abandonner pour la carrière ardue de compositeur et s’entrainait à la musique de chambre en fondant avec Georges Barrère et quatre autres musiciens de vingt ans cette Société Moderne d’Instruments à Vent, sur laquelle j’aurais mauvaise grâce à m’étendre, et qui célèbrera cette année son trentième anniversaire. 

A quatorze ans, Lazare-Lévy avait déjà atteint sa taille actuelle. Blond et frisé comme un petit Saint-Jean de procession, inimaginablement myope, il se hissait, les jours de concours, sur la pédale sourde, en promenant sur le manuscrit du déchiffrage des yeux avides, cependant que Ferté, déjà taillé en hercule, s’installait dans la vie avec la juvénile tranquillité d’un homme sûr de sa réussite. 

La maigreur, le teint jaune et les yeux caves du jeune Edger pâle dernier né d’une famille illustre dans les annales du positivisme, faisaient contraste avec le physique poupin, blond-blanc-rose de de Lausnay ; de même qu’à la fougue méridionale de Garrès [1] s’opposait le raffiné dandysme du Lillois Grovlez. Quant à Robert Lortat, il s’appelait alors Lortat-Jacob, comme son père. Un jour, revenant de Londres, je lui signalai qu’il figurait sur les affiches de la Philharmonique sous le vocable horrible de herr Jacob Lortat. C’est de ce jour qu’il a déchiré son état-civil en deux et relégué dans un tiroir la moitié coupable. 

Tous ces jeunes gens jouaient fort bien. On les eût étonnés et ravis en leur prédisant qu’ils pourraient jour rivaliser avec leur maître. Diémer, à cette époque, était en pleine gloire. On a discuté sa façon de comprendre le piano. Il n’était, à la vérité, ni littérateur, ni peintre, ni philosophe, ni chef d’orchestre, ni même organiste. Il tenait le piano pour qu’il est en réalité : un instrument à marteaux sur lequel on peut interpréter du Bach, du Beethoven ou du Chopin, mais ni du Kant, ni du Corot, ni du Mallarmé. Pianiste il était né — ses dons naturels étaient prodigieux — pianiste il est mort, illustre représentant de l’école de la probité, mettant son point d’honneur à exécuter ce qui était écrit, sans trucs et sans trompe-l’oeil. Au dire de ses intimes, il travaillait peu, peut-être une heure par jour consacrée à des exercices ; mais il vivait sur un fond solide. 

C’est peut-être au clavecin, où sa technique éblouissante n’a jamais été dépassée, et dans la musique de Saint-Saëns qu’il a le mieux donné sa mesure. Cet art un peu sec le servait, en ne mettent pas trop à l’épreuve une sensibilité qui s’extériorisait peu. 

En 1916, le hasard d’une permission me fit assister à une répétition d’un concert Colonne-amoureux, chez Caveau. Deux vieillards pénétrèrent sur l’estrade, l’un tout cassé et ratatiné, l’autre encore vert, avec la démarche pénible de quelqu’un à qui on aurait entravé les chevilles. C’étaient Diémer et Saint-Saëns qui venaient répéter le scherzo à deux pianos. Le premier avait 73  ans et le second 81. Quel éblouissement! Quel feu d’artifice ! Et quelle leçon pour les jeunes gens ! Mais les jeunes gens n’étaient pas là. Loin de prendre des leçons, ils donnaient celles de leurs aînés, occupés ailleurs. Je ne suis pas sûr qu’ils les leur ont restituées au retour. Ceci, comme dit l’Ecclesiaste, est une autre paire de manches. 

 

(A suivre)

L. FLEURY

[1] Fernand Le Borne l’a récemment naturalisé Espagnol, à la grande indignation de ce Toulousain qui n’entend certes pas renier sa Patrie et le Capitole. (Sic)

Source  :   Le Monde Musical  36° année, N° 3 et 4 – Février 1925  (Collection privée L. Renon) 

Commentaires

© 2024 – All Rights Reserved
Directrice de Publication : Lucile Renon
Création et intégration : Justine Gelis – justincreations.fr – Hébergement : OVH – Mentions légales