Souvenirs d’un Flûtiste – 4. Les Classes d’Harmonie et de Solfège
S O U V E N I R S D’ U N F L ÛT I S T E (suite)
4 – Les classes d’harmonie et de solfège
Je suis entré dans la vie artistique à l’époque de la littérature symboliste, des bandeaux de la Vierge, des cabarets de Montmartre, de la Reine-bicyclette et du hideux Art nouveau.
Bien que la pornographie n’ait pas atteint encore les profondeurs de l’après-guerre, ce n’était pas une époque pudibonde; mais les Administrations publiques et l’Université gardaient un reste de préventions contre le mélange des sexes. Un hardi novateur, du nom de Robin, directeur de l’orphelinat municipal de Cempuis, avait introduit, dans son établissement, l’éducation en commun des filles et des garçons. Il fut traduit devant un conseil de discipline, mis à la retraite ou révoqué, et, comble d’infortune, chansonné sans indulgence dans toutes les Revues, caricaturé dans tous les petits journaux et généralement vilipendé. Je me rappelle une fort agréable scène nautique au Nouveau-Cirque, où tout un bataillon de naïades aux formes rebondies était censé représenter les orphelins et orphelines de Cempuis prenant leur bain froid dans la piscine commune. Bien qu’aucune piscine n’ornât l’établissement du Faubourg Poissonnière et qu’aucune scène de ce genre ne fût à craindre, filles et garçons étaient, autant que possible, mis hors d’état de se nuire par le maintien de solides cloisons.
Cette règle n’allait pas sans quelque fantaisie et souffrait des exceptions. Rigoureusement séparés au solfège et à l’harmonie, les deux sexes se retrouvaient à la fugue (dangereux symbole) et si les classes étaient mixtes pour le violon, il y avait des classes hommes et des classes femmes pour le piano. Ces barrières ont été, m’a-t-on dit, définitivement abattues pour des raisons pédagogiques. Il paraît que la présence des jeunes filles, plus âpres au travail, stimule les garçons indolents. C’est possible. Je n’en crois rien. On ne me fera jamais croire que les deux classes que fréquentèrent, entre deux Expositions Universelles, Risler, Cortot, Viñes, Wurmser, Joseph Thibaud, Decreus, Lazare Levy, Ferté, Morpain, Motte-Lacroix, Chadeigne, de Launay, Bernard, Casella, Grovlez, Garès, Lortat (j’en passe et des meilleurs) étaient un lieu de farniente, et il y a gros à parier que ces jeunes gens étaient plus souvent au piano qu’au billard. Si la génération actuelle, grâce au fameux stimulant, dépasse celle-là, nous serons trop riches.
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Il y avait quatre classes d’harmonie pour les hommes et deux pour les femmes. Côté Adam les professeurs étaient, en 1895, Pessard, Taudou, Lavignac et Pugno; côté Eve, M.M. Barthe et Chapuis.
Le plus ancien en grade était le bon Emile Pessard. Enorme et barbu, le chef orné d’un éternel chapeau haut de forme, les longs pans d’une redingote à la Ledru-Rollin flottant derrière lui, il gravissait d’un pas pesant de pachyderme le petit étage qui le conduisait à sa classe et s’écroulait sur sa chaise, la longue course qu’il venait de fournir — il habitait rue Richer — l’ayant mis à court d’haleine. Il parlait haut et vite et ponctuait sa conversation cordiale et pittoresque d’un souffle bruyant de cachalot.
Sa classe était assez mal vue. Il était convenu, une fois pour toutes, qu’on n’y obtenait pas de récompenses. Tous les trois ou quatre ans un accessit s’égarait sur la tête d’un original et le bon Pessard se déclarait satisfait. A la vérité il se souciait de ces contingences comme de son premier gilet de flanelle et s’efforçait surtout de communiquer à ses élèves son sincère amour de la musique. Il s’intéressait à leurs travaux, souvent prématurés, de composition, organisait des concours d’Andante, des concours de Nocturnes, et, durant ces joutes artistiques, laissait dormir Bazin, Reber et Dubois, à la grande joie de ses disciples amateurs. Naturellement sa classe était le refuge des indépendants, des enfants perdus, des Francs-Tireurs de la culture musicale, qui visaient plutôt à l’ornement de la vie que la conquête des diplômes. Si l’on songe toutefois, que Charpentier, Ravel, Léon Moreau, Roger-Ducasse, et bien d’autres sont sortis de ses mains, on avouera que son enseignement, s’il n’était pas bienfaisant, n’était pas non plus meurtrier.
En face, se dressait la classe Lavignac, la classe des bûcheurs. J’ai entendu dire qu’on n’y plaisantait pas. Ce n’était pourtant pas un ogre que ce savant théoricien, mais sa longue barbe en pointe, ses grosses lunettes, lui donnait l’air impressionnant d’un mandarin à trois boutons et sa parole incisive pouvait au premier abord inspirer quelque effroi aux gens timides. Il avait de ses confrères d’Extrême-Orient le goût des patientes recherches et des longs travaux. Il a laissé maints bouquins d’une incontestable valeur dont le plus connu et le plus utile est la Musique et les Musiciens, petit Vade Mecum plein de renseignements pratiques et pimenté d’assez d’erreurs pour que la maison Delagrave ait le devoir d’en faire un jour une nouvelle édition, revue et corrigée. Il est vrai que la grande Encyclopédie, autre idée de Lavignac, retient ses soins diligents (diligence n’implique pas forcément promptitude).
Les dernières années de Lavignac auront été embellies par le rêve de mettre au point cet ouvrage colossal, puis empoisonnées par la certitude qu’il n’en verrait point l’achèvement. Il harcelait ses collaborateurs (j’ai gardé de lui, durant cette période, une énorme correspondance amicale et bourrue) et si cet ouvrage, qui répondait alors à un réel besoin, n’a pas été terminé plus tôt, ce n’est certes pas sa faute car il y a usé, avec une sorte d’héroïsme, ses dernières forces.
Les gens qui n’ont connu Pugno que sur la fin de sa vie, n’apprendront pas sans étonnement qu’en 1895 cet admirable pianiste débutait à peine la carrière de virtuose. Sa renommée ne date que de cette année-là ou de la suivante. Il est vrai que ses tardifs débuts furent foudroyants et qu’il conquit, en deux ou trois concerts, une célébrité que d’autres n’ont pas atteinte en vingt ans d’efforts. A quarante ans il n’avait pas trouvé sa voie et vivait de orgue de l’église St-Eugène, de travaux de composition qu’il ne signait pas toujours et de leçons. C’est ainsi qu’en 1892 il prit la succession de Duprato comme professeur d’harmonie.
On a tellement parlé de sa barbe de fleuve qu’il serait bon d’abandonner, une fois pour toutes en ce qui le concerne, ce lieu commun fatigué. Il possédait, il est vrai, une grande barbe, noire encore à cette époque; des traits magnifiques, mâles et fermes, de larges épaules, un ventre confortable, des mains robustes et charnues qu’il n’avait qu’à poser sur le clavier de la plus affreuse casserole pour en tirer un son ravissant. Sa voix sonore, ses manières ouvertes et franches provoquaient une sympathie irraisonnée, et l’on se sentait en même temps écrasé par cette force de la nature.
Ce qui était, chez lui, non seulement fluvial, mais torrentiel, c’était le débordement d’une verve intarissable qui faisait de lui un compagnon de voyage et un convive unique. Il se tenait à table, comme au piano, princièrement. La fête était complète lorsqu’il avait en face de lui son inséparable Ysaye. Les pâles freluquets qui préparent leurs récitals en se nourrissant de pâtes sans beurre arrosées d’eau d’Evian, ne peuvent savoir ce que représentait la sonate à Kreutzer jouée par ces deux géants entre un solide dîner de table d’hôte et un souper, plus solide, encore, à la Brasserie. Artistes d’une autre époque, ils vivaient est jouaient en grands seigneurs, comme vivait et peignait Rubens, et cette façon de comprendre l’existence se reflétait dans leur art généreux.
La fin tragique de Pugno est encore dans toutes les mémoires. Lisez, lisez pour votre édification, les lignes poignantes qu’il adressa à Rachmaninoff, lorsque terrassé par la maladie, le jour de son arrivée à Moscou, qui devait être la veille de sa mort, il supplia son confrère d’aller le remplacer au concert pour lequel il avait été engagé. Lisez aussi la lettre de refus de Rachmaninoff, et vous sentirez toute la distance qui sépare un grand artiste d’un médiocre muffle.
Lorsqu’en 1896, la mort de Fissot ouvrit à Pugno les portes d’une classe de piano, il passa sa chaire d’harmonie à Xavier Leroux. La silhouette de Leroux, disparu si brusquement, en pleine force, est encore présente à toutes les mémoires. En 1896 il apparaissait comme un des Espoirs les plus sérieux de la jeune Ecole, et, plein de projets, il donnait l’impression d’un athlète décidé à prendre la Renommée à bras le corps et à se faire une large place au soleil.
Je ne sais où il avait été pêcher son accent du Nord. Fils du fameux chef de l’artillerie Vincennes et d’une italienne, il n‘avait guère quitté Paris que pour un court séjour à la villa Médicis. Le fait est que son verbe claironnant avait quelques teintes d’accent lillois. Mais son aspect physique n’était pas septentrional ! Avec ses longues moustaches noires, son teint mat, son oeil fulgurant, et son costume un peu cherché: paresseux à larges ailes, feutre noir à bords rigides et mince cravate rouge, il donnait à première vue d’un Escamillo sous pression.
C’était un être éminemment impulsif, voire violent, dont les colères soudaines plongeaient son entourage dans la consternation. Mais cette furia transalpine n’était que de surface. En réalité c’était l’homme le plus franc et le plus loyal du monde. Il a laissé, chez tous ceux qui l’ont approché, en particulier chez ses élèves, le souvenir d’une générosité de coeur à toute épreuve. Sa classe était brillante. J’y ai connu Caplet, Février, Gaubert, Wagner, Vuillemin, bien d’autres encore. Son enseignement était, au dire de tous, incomparablement large et vivant.
Quant au digne M. Taudou, qui passait pour un excellent professeur, c’était sans nul doute une une nature discrète et réservée, car en cinq ans de fréquentation assidue du Conservatoire, je ne l’ai jamais vu. Et je ne sache pas qu’aucun de mes contemporains ait jamais entendu une note de sa musique. Ses élèves le tenaient en haute estime, même mon ami Inghelbrecht qui n’avait cependant pas la bosse du respect et déclarait péremptoirement à dix-huit ans, qu’il n’ai pas voulu signer le Prophète. Pointu et déjà péremptoire, il s’initiait à la pratique de l’orchestre dans la fosse de la Cigale, sous la direction du rondouillard Monteux l’Aîné dit Monteux-Brisach. Il a fait un joli chemin depuis et c’est justice, car il est plein de talent, l’animal ! Son camarade de classe Vuillermoz, fin musicien, nous a été ravi par les Lettres. Faut-il se plaindre ? les oeuvres musicales de valeur courent les rues; les articles de critique écrits en vrai français par un vrai musicien sont plus rares.
M. Chapuis, un des rares survivants de cette époque, tenait déjà la classe de femmes qu’il a conservée.
Lorsqu’elle disparut le vénérable M. Barthe, dont l’enseignement excellent nous a doté d’un nombre considérable de futures compositeurs-femmes qui, pour la plupart, ont heureusement renoncé à cette carrière aride pour se réfugier dans la mariage (bénies soient-elles car nous ne manquons pas de sonates, mais nous sommes bien à court d’enfants !), il fut remplacé par Samuel-Rousseau, homme distingué, fin musicien, qu’une mort prématurée empêcha de donner sa mesure. Il tenait avec talent la critique musicale de l’Eclair. Je le vois encore aux concours publics, attentif et résigné, suivre, du même fauteuil de balcon, douze jours de suite, les exploits des concurrents. Il a laissé, au moins, une oeuvre solide en la personne de son fils. A propos, quand reprendra-t-on Tarass-Boulba ? Il y a cinq cent mille francs à retrouver dans la caisse de l’opéra-comique et les oeuvres à succès ne courent pas les rues.
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Immédiatement au-dessus des professeurs d’harmonie dans la hiérarchie des emplois, viennent les professeurs de solfège, dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils sont la pierre angulaire de la maison. Cette branche de l’enseignement musical est un produit essentiellement français. on trouve partout ailleurs, notamment en Angleterre, des accompagnateurs excellents, lectures admirables qui débrouillent à vue de nez les musiques les plus compliquées, mais on ne trouverait nulle part un musicien adulte capable d’accomplir dixième des exploits des moutards de la rue de Madrid, notamment dans le domaine de la lecture à changement de clefs. Ce qui m’étonne c’est qu’aucun de leurs professeurs — qui doivent être bien plus forts encore que leurs élèves — n’ait jamais eu l’idée de donner à travers le monde des séances de ces acrobaties musicales. La gloire d’Inaudi en subirait une atteinte mortelle.
En 1895, le corps professoral s’enorgueillissait de la présence du Mathusalem de l’enseignement musical, le fameux Napoléon Alkan. Il n’était pas si vieux que cela, comptant au plus soixante-neuf printemps, mais il occupait la même classe depuis 1845 ! Atteint par la limite d’âge, il s’en alla, tout désorienté, l’année suivante, après avoir, durant cinquante et une années, enfoncé les 7 clefs dans la tête de myriades de petits malheureux et les avoir englués dans les pires colles de théorie. Ce vieil homme était naturellement célèbre, comme on l’est toujours lorsque l’on dure longtemps. On s’aperçut, plus tard, grâce aux efforts du père Delaborde, qu’il n’était rien du tout à côté de son frère défunt, Alkan l’aîné, auteur du Festin d’Esope et d’innombrables pièces de piano qui reviendront un jour (car je crois en la justice immanente) au répertoire de tous les pianistes. Il est vrai que le grand Alkan, mort obscurément en 1888, ne s’appelait que Charles Valentin et avait planté là sa classe — car lui aussi, aux environs de 1835, avait été professeur de solfège — pour se livrer à la composition. Il ne pouvait pas lutter avec un frère et confrère qui possédait un nom impérial et une dose d’endurance unique. La Gloire va aux entêtés.
À côté de ce doyen des doyens, l’excellent M. Rognon qui faisait sa classe depuis quelque vingt-trois ans, paraissait jeune, bien jeune. Il l’était, en effet, par la vigueur d’un enseignement de premier ordre et sa classe était justement courue. Ce n’était point le cas pour l’infortuné Keyser, lamentable victime d’un sort funeste. Cet homme faible et timoré, au physique pauvre, à la parole timide, au regard peureux, recevait généralement en partage, à la répartition des nouveaux élèves, une bande infernale de galopins de neuf à douze ans qui lui en faisaient voir de dures. D’autant plus indisciplinés que le malheureux homme — excellent musicien, par ailleurs — essayait de faire de l’autorité, ils lui jouaient les pires tours, faisant choir bancs, musique ou pupitres au moment les plus solennels, s’accroupissant sous le piano pour lui lier les pieds à la lyre des pédales, etc, etc ; Un jour ils désertèrent en masse, ayant pris soin de donner un tour de clef à l’extérieur, et leur bon Maître, emprisonné, hurlait à l’aide par la fenêtre, au grand émoi de l’administration.
Les choses avaient plus de tenue chez M. de Martini, bel homme à barbe noire pour qui le solfège était un pis-aller et qui ambitionnait une classe de chant qu’il obtint à la longue. Il vivait entouré d’une auréole glorieuse : du cornet à pistons Gouron, sous-chef de musique de régiment, il avait fait un ténor, un ténor authentique, étoile de première grandeur, le célèbre Alvarez qui faisait à cette époque la pluie et le beau temps dans la maison Garnier.
Venait enfin leur cadet, Emile Schwarz, aujourd’hui l’un des doyens de l’établissement. A ce théoricien éprouvé, qui a toujours visé à faire des musiciens plutôt que des « premières médailles » étaient généralement réservés les altistes, cellistes, trompettistes, trombonistes, tous gens à instruments transpositeurs ou de tessiture étendue, pour lesquels la lecture à changement de clefs est vraiment une nécessité. Il avait et a encore ses méthodes particulières et ne craignait pas de piétiner la coutume à l’occasion, notamment en faisant déchiffrer ses élèves avec leur instrument. Il parait que cette innovation a fait dresser les cheveux sur la tête de certains hommes de métier. Elle a en tous cas, rempli les poches de nombre de directeurs de théâtres d’Etat et de concerts symphoniques car, au tarif syndical des répétitions, ce n’est pas une mince économie que d’employer des musiciens exercés.
Les maîtres qui précèdent avaient en partage les instrumentistes. Leur tâche était douce en comparaison de celle dévolue à leur autre collègues chargés d’apprendre la musique aux chanteurs.
Le célèbre Dannhauser, auteur d’un nombre incalculable de petits bouquins jaunes remplis de chausse-trappes, et un M. Villaret, éduquaient les futurs Faust et les Escamillos en herbe. A Paul Vidal et Edouard Mangin étaient confiées les blondes Marguerite et les brunes Dalilas.
J’avais soupçonné Paul Vidal d’expier quelque peccadille de jeunesse par cette condamnation au hard labour, car nul mortel ne peut s’imaginer ce que représente d’efforts inouïs le fait d’enseigner leurs intervalles à de gentilles midinettes promues artistes par la vertu de leur gosier. Ce soupçon était injuste et ce Purgatoire fut de courte durée. A la mort du fin et sympathique Delahaye on lui confia une chaire digne de lui, cette admirable classe d’accompagnement au piano qui est une des gloires du Conservatoire. Il y déplia à l’aise les ressources infinies d’un cerveau prodigieusement organisé pour la musique. Paul Vidal avait, lorsque je l’ai connu, quelque chose comme trente-trois ans. Blond comme les blés, les cheveux à la Titus et la barbe en pointe, le regard fin derrière le binocle, il avait gardé de son origine toulousaine cet agent rocailleux qui ne le quittera jamais et qui n’est qu’un piment de plus à sa parole aisée et substantielle. Sa tête est tellement bourrée de musique qu’on trouverait tout naturel qu’il n’y ait pas place pour autre chose. Dieu merci, ce n’est pas le cas. Sa conversation est toujours pleine d’enseignements et — grâces lui en soient rendues — il a le respect et le culte d’une bonne et solide syntaxe. C’est un des deux ou trois musiciens de ma connaissance qui ne craignent pas d’employer l’imparfait du subjonctif dans le courant de la conversation — le regretté Chevillard avait également ce louable scrupule — et le fait est assez rare pour mériter d’être noté. Quant à son flair musical, il tient du prodige. Il a découvert dans les parties d’orchestre de l’Opéra, des fautes qui dataient de la direction Roqueplan, et qu’on a rétablies depuis son départ et il a jeté le poison dans mon âme le jour où il m’a prouvé, clair comme le jour, que le second si de la gamme montante du sublime solo d’Orphée est naturel et non bémol. Il a raison ; je suis sûr qu’il a raison. Je continue tout de même à faire le si b, parce qu’on ne lutte pas contre un vice de trente ans, mais chaque fois que j’arrive à ce fameux si, il me semble qu’on m’enfonce quelque part une aiguille chauffée à blanc. C’est le Remords.
Nous voici bien loin du solfège-cantatrices. Le bon Mangin nous y ramènera. Tous les gens de ma génération se rappellent ce gros homme sympathique, un peu poussif et tout en ventre, qui disait preuve, en dépit de sa corpulence, d’une activité et d’une célérité peu communes. Sa barbe blanche, taillée court, lui donnait un faux air de proconsul rasé de l’avant-veille, car son masque, d’une sévérité renforcée par une paire de sourcils charbonneux, avait quelque chose de Romain. Il faisait sa classe en courant, anxieux de retourner au plus tôt à son cher Opéra, dont il était le troisième chef d’orchestre. Il a laissé dans cette grande maison un souvenir ineffaçable et il faudra bien qu’un jour on dresse son buste à l’extérieur, la face tournée dans la direction de la gare St-Lazare. Providence des banlieusards, banlieusard lui-même, il n’avait, au cours des représentations, qu’un seul objectif : atteindre le train de Colombes ! Non pas le dernier train, ce qui était à la portée de tout le monde, mais l’avant-dernier. Là était sa philanthropie : rendre à l’épouse son époux, à la mère sa fille ; au vieux galantin sa petite amie, et cela une demie-heure plus tôt; bref, offrir à ce petit peuple laborieux une demie-heure de sommeil supplémentaire. Il n’épargnait pour cela ni sa peine ni son repos, bousculant les traînards, coupant le sifflet aux ténors à point d’orgue, forçant les vieux altistes de l’orchestre à jouer les traits aussi vite que les bouillants premiers violons, quitte à laisser quelques notes sur le carreau. Cette ardeur généreuse que l’âge n’avait pas atténuée, lui valait des résultats surprenants : il gagna un jour vingt minutes sur Faust ! Ce Sadi-Lecointe du bâton n’a jamais été dépassé et le record est intact.
(A suivre)
L. FLEURY
Source : Le Monde Musical 36° année, N° 1 et 2 – Janvier 1925 (Collection privée L. Renon)