Les Sept Plaies de la Musique – 5. Les Parasites
L E S S E P T P L A I E S D E L A M U S I Q U E
5. Les Parasites
I
Mes plus anciens souvenirs de théâtre remontent aux environs de l’année 1886. Nous habitions, ma mère et moi, une laide petite ville de l’Ile de France. Mon oncle et sa famille s’enorgueillissaient de vivre dans la Ville Lumière. A cette époque, la mode n’était pas venue d’échanger, au temps des vacances, un petit garçon français contre un boy britannique, mais nous pratiquions ce système en famille. Mes cousins manquaient d’air ; je manquais de distractions. Ils passaient donc leurs vacances sur les bords de l’Oise, cependant que je venais me rafraîchir les poumons sur les berges du quai d’Austerlitz.
Mon oncle, comme tous les Parisiens de cette génération, était très amateur de théâtre, et, comme il était brave homme, il me faisait le grand honneur de m’emmener avec lui, au moins une fois par an, au spectacle. S’il avait possédé la large culture et l’esprit traditionnel de la bourgeoisie dite intellectuelle, il n’eût pas manqué de me traîner aux Français ou à l’Odéon, et il m’aurait ainsi dégoûté pour la vie du répertoire classique. Mais il aimait et comprenait l’enfance, et c’est par le Châtelet qu’il m’initia aux beautés de l’Art dramatique. J’ai vu le truculent Dumaine dans Le Tour du Monde en 80 jours, et j’ai pleuré tout mon saoul au supplice émouvant de la vieille Marie-Marfa-Laurent-Strogoff.
« Michel, Michel, ne reconnais-tu pas ta mère ? »
Cette femme-là aurait attendri un huissier du Palais Bourbon…
En ces temps primitifs, le système du contrôle n’était pas aussi perfectionné qu’aujourd’hui. La plupart des petites places (et nos moyens nous interdisaient les grandes), n’étaient pas numérotées. Vous achetiez au bureau une seconde ou une troisième galerie, et c’est en haut de l’escalier que se faisait la répartition. Là, vous étiez à la merci d’une mégère en bonnet sale, décorée du nom d’ouvreuse, et c’était d’après le pourboire que se faisait le classement. Pour vingt sous (je rappellerai aux jeunes générations qu’à cette époque une côtelette première valait quarante centimes) vous aviez les honneurs du premier rang de face. Pour la moitié on vous permettait encore de voir la pièce. Aux pannés, qui se fendaient de vingt ou vingt cinq centimes, étaient réservés les strapontins et les stalles derrière la colonne. Tout cela n’allait pas sans récriminations ni disputes. Jamais le premier tableau ne se déroulait sans incident. Il en résultait quelque ralentissement de l’action. Les deux gentlemen en habit à queue de pie, brodequins à clous et gants de coton blanc, recrutés à cinq sous pièce sur le carreau des Halles pour figurer les membres du club aristocratique de Phileas Fogg, levaient des yeux résignés vers le poulailler. On entendait bientôt une énergique évocation de Waterloo, et tout rentrait dans l’ordre sans qu’il eût été même besoin de faire appel au municipal de service.
Dieu merci, nous avons fait des progrès, et l’organisation de nos théâtres ne laisse plus rien à désirer. Le billet que vous achetez au bureau, porte un numéro apparent, qui vous conduit tout droit à votre fauteuil, également numéroté. Le classement des fauteuils est tout à fait clair, et il faudrait être le dernier des empotés pour ne pas trouer à se caser du premier coup. De ce fait, les ouvreuses sont devenues inutiles.
Elles sont inutiles, mais elles sont encore là, et, si j’en juge par leur aspect physique, il se pourrait bien que ce fussent les mêmes, celles de ma jeunesse. Je les retrouve de temps en temps, lorsque je vais passer l’après-midi aux Concerts Colonne.
* * *
Par une fatalité inexplicable, j’arrive toujours après le premier couac de cor de l’ouverture du Freischutz, et le petit dialogue suivant s’engage régulièrement dans l’antre sombre où se tapit, prêt à bondir, le monstre en bonnet de dentelles.
ELLE. — « Si vous ne faites pas de bruit, Monsieur, je vais vous laisser passer dans le petit couloir. »
MOI. — « Merci beaucoup, mais j’entends respecter la consigne. »
ELLE. — « Alors laissez au moins passer le Monsieur qui est derrière vous. »
MOI. (barrant solidement le passage.) — « Mais pas du tout, Monsieur se fera un devoir d’attendre comme moi ! »
Le Monsieur qui avait à la main, tout prêts, les vingt sous destinés à amadouer l’ouvreuse, accepte difficilement cet appel à la discipline. Il tourne les talons, et cherche une porte plus accessible. L’ouvreuse ne se tient pas pour battue ;
— « Monsieur ne désire pas le programme ? »
MOI. — « C’est combien ? »
ELLE. — « Je le paie un franc. »
MOI (tirant de ma poche le Guide du concert, ou La Semaine Musicale. ) — Je vous vends celui-là dix sous, et il vous servira toute la semaine. »
ELLE — « Enfin, Monsieur, vous n’oublierez pas votre ouvreuse ? »
MOI — « Je vous ai déjà oubliée, car je ne vous ai jamais connue… »
Et je sens que je me suis fait une ennemie. « Beaucoup d’ennemis, beaucoup d’honneur », comme disaient les Boches en 1917.
La fête ne fait, d’ailleurs, que commencer.
* * *
Pauvre Gabriel Pierné, qui vous donnez tant de mal pour obtenir de votre bel orchestre des ppp arachnéens ! Plus vous y réussissez, plus nous souffrons, car c’est alors que s’exerce, dans toute sa violence, la rage des claqueuses de portes. On peut dire que de deux à trois, la salle leur appartient. Ni Lévy, qui trône entre ses deux timbales, ni Brun, qui règne sur la grosse caisse, ni Pirotte, qui tend vers le ciel deux moignons suppliants auréolés de cuivre, ne peuvent lutter avec la fureur démoniaque des trente ou quarante mégères préposées à la batterie des couloirs. « Fen de brut », disait Tartarin. Elles s’en donnent à coeur joie, jusqu’à l’épuisement. Et quand il n’y a plus, faute de clients, la possibilité de bruiter, commence la petite parlotte avec les dames du vestiaire. La plus émouvante des symphonies n’est plus alors qu’une vague musique de scène, destinée à souligner les intéressants propos de ces dames. Cher Maître et ami, dont j’ai joué jadis les délicieuses musiques d’ Yseyl, de la Princesse Lointaine et de La Samaritaine, vous travailliez alors pour la voix d’or de Sarah Bernahrdt ; et maintenant, vous accompagnez les aigres piaillements faubouriens des employés de M. Fontanes. Quelle déchéance !…
I I
Les amateurs de musique et de théâtre, affligés de ce sentiment ridicule dénommé « respect humain » fuiront autant que possible les Galas sensationnels, au cours desquels les grands as de la virtuosité cosmopolite exécutent, sur l’ordre de la Gramophone Company, des programmes entièrement composés de musique pour disques. S’ils ne peuvent refréner leur désir d’assister à ces ébats, ils feront sagement d’en aller seuls, et, en tous cas, s’abstiendront d’y conduire leur petite amie ou la femme d’un camarade en voyage, car il leur faudra un courage surhumain pour résister aux offres insidieuses :
1° Du marchand de programmes, qui vous fait payer cent sous un catalogue de mode et parfumerie, beaucoup moins luxueux que celui que le Printemps ou le Bon Marché vous envoient à l’oeil à domicile. Au fait pourquoi appelle-t-ton programme cet opuscule ? Le menu de la soirée se cache si pudiquement entre le portrait en bonbon fondant de Marthe Régnier et le nez en pied de marmite de Melle Spinelly, qu’il est quasiment impossible de le découvrir ;
2° De la marchande de chocolats et bonbons acidulés, qui a vite fait de vous extirper deux louis en échange de sa boite à gastrites ;
3° De la dame du vestiaire tellement anxieuse d’aller se coucher de bonne heure qu’elle se débarrasse de sa besogne avant le dernier entr’acte et vous vend, à prix d’or, le droit de vous asseoir sur votre chapeau claque et de fouler aux pieds le beau manteau de votre compagne ;
4° Du rôdeur de barrières qui vient, bien mal à propos, vous offrir un taxi au moment où vous veniez de persuader ladite compagne de rentrer simplement par le métro.
Les efforts convergents de cette plèbe encombrante visent tous au même but : vider votre gousset déjà anémié par votre passage au bureau de location.
Je ne parle que pour mémoire du marchand de billets (moins cher qu’au bureau, Monsieur). Il paraît qu’il existe à Paris un haut fonctionnaire, tout galonné d’argent, qui dispose à son gré de la vie et de l’honneur des citoyens ; c’est le Préfet de police. On ne me fera jamais croire qu’il existe en chair et en os. Il y a belle lurette qu’un gouvernement économe l’a remplacé, une fois pour toutes, par un mannequin. Autrement il serait bien parvenu à débarrasser le trottoir de cette tourbe qui se rit des lois, ordonnances et décrets de la République.
Et nous croyons naïvement que l’industrie théâtrale et musicale est prospère ! Attendez un peu la stabilisation du franc, qui chassera de Paris les gens à change élevé, et vous verrez combien de Parisiens ont gardé le goût et l’habitude du théâtre.
* * *
Les parasites décrits plus haut vivent aux dépens du public. Il y en a d’autres qui vivent aux dépens des artistes. Ils ne sont pas moins nombreux.
Je parle pour mémoire des gens fortunés qui pourraient payer leur place et passent par la petite porte des billets de faveur. Je signale les pseudo journalistes qui vous extorquent un service de presse, viennent au concert et n’écrivent jamais l’article. Ce sujet a déjà été traité ici. Parlons un peu des figurants du service d’ordre.
On se demande ce que vient faire, dans la salle désertique d’un récital soporifique, le gardien de la paix que nous impose la Préfecture. On cherche à comprendre l’invasion du théâtre par une petite armée de gardes municipaux, alors que les grands magasins, mille fois plus encombrés et tumultueux font leur police eux-mêmes et ne s’en trouvent pas plus mal. En principe, ces braves gens sont censés veiller à notre sécurité. En réalité, ils « font du casuel », tout comme ces pauvres vicaires de paroisses pauvres qui mourraient de faim avec leurs salaires dérisoires s’il n’y avait, de temps en temps, une épidémie de grippe pour leur fournir quelques messes mortuaires ou si ce coquin de printemps n’incitait pas au mariage une jeunesse imprudente. La ville de Paris qui paye mal ses sergots leur offre, à nos frais, ces petits suppléments.
Il y a surtout les hideux séides du docteur Mourier. J’ai lu dernièrement dans les journaux que les petits commerçants ont fait grève pour protester contre les exigences du fisc. Que dirait le crémier du coin si le contrôleur des contributions, non content de fouiller dans ses comptes, s’installait en permanence à sa caisse, surveillait les moindres gestes de ses employés et de ses clients, et empochait sa dîme sur la recette avant même que fût terminée la balance de la journée.
C’est pourtant ce que nous supportons, idiots que nous sommes, et que nous supporterons ad vitam aeternam, car on n’imagine pas volontiers une grève de virtuoses. Des bis, tant qu’on en voudra, mais des relâches, jamais !…
* * *
Or, la France, notre pauvre France, subit une crise de main-d’oeuvre telle qu’on n’en a jamais constaté une semblable au cours de son histoire. Certaines professions sont spécialement atteintes. En particulier il est à peu près impossible à l’heure actuelle de trouver une bonne à tout faire, ou une femme de ménage ; et ce sont cependant, aux taux actuels, des métiers lucratifs.
Nous n’avons pas de femmes de ménage, mais nous avons des ouvreuses.
L’agriculture manque de bras. C’est au fond de la Pologne, de la Tchécoslovaquie et de la Calabre qu’il nous faut aller chercher les ouvriers agricoles, recrutés à prix d’or par les propriétaires aux abois.
Cependant Paris est plein de sans-travail qui vendent des billets, des programmes et ouvrent des portières qui s’ouvriraient très bien sans eux, au mépris de tous les règlements de police.
Notre armée, au dire des compétences, est squelettique, et le défaut de cadres s’y fait cruellement sentir. Nous envoyons au Maroc et en Syrie, hâtivement instruite, la fleur de notre jeunesse, s’y faire casser la figure.
Cependant de grands flandrins dont c’est le métier d’aller en Syrie et au Maroc se prélassent à l’Opéra-Comique et à la Comédie, sous prétexte de veiller à l’ordre public, alors que de mémoire de Parisien l’ordre n’a jamais été troublé dans une salle de spectacle. Et le Bois de Boulogne est un repaire de brigands, dépourvu de police.
Il est temps de réformer tout cela et d’envoyer les ouvreuses dans nos cuisines, les marchands de billets dans les départements en friche et la Garde Républicaine aux colonies, musique comprise, car il n’y a pas de bonne guerre sans musique.
Quant aux employés de l’Assistance, je conviens qu’ils ne sont bons à rien. Nous en ferons des assistés. Je ne suis pas rancunier, et si jamais on fourre le Dr Mourier à Nanterre, j’irai bien volontiers lui porter de temps en temps un litre de pinard et un paquet de Caporal. Il est doux de rendre le bien pour le mal, a dit l’Evangile.
L. FLEURY
Source : Le Monde Musical 37° année, N° 3 – 31 Mars 1926 (Collection privée L. Renon)
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