Les Sept Plaies de la Musique – 3. Le Récital

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 L E S   S E P T   P L A I E S  D E   L A  M U S I Q U E

 

3 – Le Récital

 

J’écris ces lignes sous l’oeil réprobateur de ma fille « Papa ! » m’a-t-elle dit, écarlate d’indignation « Tu ne vas pas écrire que le Récital est une plaie !… » Elle est jeune ; elle travaille le piano ; je l’ai emmenée récemment entendre Risler ; elle en est revenue éblouie. De plus, elle a entendu dire qu’en Scandinavie, les artistes qui venaient de donner un Récital étaient reconduits jusqu’à leur hôtel par d’enthousiastes auditeurs qui les obligent à paraître au balcon. Un sort si beau la pénètre d’envie. J’ai eu beau dire que ces manifestations cachaient peut-être de ténébreux desseins et n’avaient d‘autre but que de faire prendre une pleurésie au héros de la soirée, et le mettre ainsi dans l’impossibilité de récidiver ; elle m’a répondu que je n’étais jamais sérieux. Je vois que je vais me faire des ennemis dans la jeunesse. Evidemment, toutes les apprenties pianistes raffolent des Récitals de piano. Ça leur passera.

Cette volupté, si c’en est une, était quasiment inconnue de leurs mères. Dans ma jeunesse, on n’allait pas entendre un Récital, on allait au concert. On me dira que c’est la même chose. Erreur profonde ! La vie est faite de ces petites nuances. A la même époque, on ne vous invitait pas à prendre « une tasse de thé ». On vous invitait « à goûter ». Le thé était réservé aux malades, et les gens de la génération antérieures à la mienne ne consentaient à y tremper les lèvres qu’après l’avoir additionné d’une forte dose de rhum. Pour moi, élevé dans une petite ville provinciale aussi peu mondaine que possible, je n’avais même pas idée qu’on pût en prendre autrement que sous forme de « Thé Chambard ». On se procurait cela chez le pharmacien, et je n’insiste pas sur les vertus particulières de cette infusion qui n’a rien de commun avec le délicieux « Ceylon Tea » que nous apporta l’Exposition de 1900. On me pardonnera cette comparaison irrévérencieuse : pour moi, le concert c’est le thé de Ceylan, et le thé Chambard c’est le Récital.

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Les donneurs de Récitals se divisent en deux catégories, bien distinctes et de très inégale importance. Il y a les célébrités et…les autres.

Un virtuose célèbre est un personnage qui vit uniquement des concerts qu’il donne et des engagements qu’il reçoit. C’est un homme qui ne cultive les relations personnelles que pour son plaisir, qui ne dîne pas en ville, et qui, d’ailleurs, mange peu, car il n’en a pas le temps ; qui ne fait pas de correspondance et, laissant le soin de répondre aux lettres à son impresario, ne tire son stylo que pour signer des autographes. Il a un agent de change, un petit coin tranquille à la campagne. Il n’a jamais ni porté une valise, ni retenu lui-même une chambre d’hôtel, ni pris le tramway, ni voyagé de nuit sans sleeping, ni visité une cathédrale en dehors des vacances, ni veillé à l’enregistrement de son piano, ni corrigé les épreuves d’un programme. Il n’a pas besoin de faire publier par les journaux que ses doigts sont assurés pour une somme considérable : c’est une chose qui va de soi.

Chaque grande nation en possède deux ou trois, au maximum. Si vous désiriez réunir un jour tout ce que l’ Univers en contient, leur petite troupe suffirait à peine à garnir les cases numérotées d’une voiture de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits. Encore y aurait-il plus de place à l’arrivée qu’au départ, les gros ayant avalé les petits pendant le trajet ; car c’est un monde où l’on fraternise peu.

Ces grands seigneurs, ces super-as si enviés, mènent, au fond, une vie de martyrs, leur unique besogne consistant à entretenir, au prix d’un labeur constant et fastidieux, cette machine bien graissée qui s’appelle un programme de tournée. Ledit programme ne sort pas de leur imagination. il leur est imposé, une fois pour toutes, par ce consortium de stupidités et d’intérêts que forment un public routinier, d’avides impresarii et messieurs les marchands de disques. Quoi qu’il en soit, leur sort excite l’admiration et la convoitise des autres, des malheureux autres qui aspirent à prendre leur place.

L’arrivée d’un grand virtuose dans une capitale fait le vide dans toutes les salles, le soir où il remplit la sienne. Dans une petite ville, cette action pneumatique dure un mois. Malheur à l’imprudent jeune confrère qui vient se brûler les ailes à ce phare resplendissant. Fût-il apte à soutenir la comparaison, il ne trouvera personne qui consente à s’en rendre compte. Le public, qui en voulait pour son argent, et qui a été copieusement gavé, a besoin d’un long repos pour faire sa digestion.

On conçoit que les grandes célébrités ne s’amusent pas à donner des concerts variés, à partager leur programme avec un camarade, même plus modeste. Puisque la recette est assurée, quel que soit le menu du festin, autant l’empocher toute entière. Je parle ici pour les pianistes. Les autre trainent derrière eux un être chétif et anonyme, souvent plein de talent, qu’on appelle l’accompagnateur. Lorsque le prince de l’archet ou le grand soprano voyage seul, le pianiste lui sert de compagnon, et, quelquefois, de souffre-douleur. Cette besogne accessoire, souvent plus difficile que la principale, lui vaut un ticket de première et une chambre sur la cour, dans les grands palaces. Lorsque l’étoile voyage en famille, l’accompagnateur est relégué en seconde, avec la femme de chambre, à laquelle il ne lui est pas interdit de faire la cour.

Cette vie fastueuse a été celle de tous les grands Maîtres du clavier, de Liszt à Rubinstein en passant par Herz et Thalberg. Ces géants étaient tout qualifiés pour vaincre avec leurs seuls armes, et ce sont eux qui ont inventé le « Récital ». Ils étaient de taille à tenir le coup. On leur doit le savant dosage des programmes qui, à de légères variantes près, est à peu près le même depuis quatre-vingts ans : un peu de Bach pour commencer, ce qui permet à l’auditeur ignare de savourer en paix son café et d’arriver au numéro deux ; puis, des classiques aux modernes, en passant par les romantiques, toute la gamme bien dosée des difficultés grandissantes, et l’aboutissement aux pétarades finales, génératrices de bis, lesquels à leur tour, se déroulent selon le même rite, et vont de plus fort en plus fort, jusqu’au moment où le héros sollicité par son lit, déverse sur la tête des enthousiastes une petite romance bien sage et bien plate, qui les refroidit et les fait taire.

Ces performances tiennent plus du sport que de la musique. Elles font penser à ces matchs de tennis où Mademoiselle Lenglen triomphe, tour à tour, des champions de troisième et de seconde catégorie, et finit par aplatir l’as des as dans un « smash » foudroyant. On ne peut nier cependant l’excellence du système, puisque l’élite de la société se rue à ces spectacles sensationnels et y trouve un plaisir sans mélange. Il est juste de reconnaître qu’avec le piano, l’intérêt musical reste indéniable, car on ne joue guère, ces soirs-là, que des chefs-d’oeuvres dont le seul tort est d’être trop ressassés. Avec le violon, c’est autre chose. Le répertoire n’est pas riche. Quand Kreisler tient en haleine, deux heures durant, un public en délire avec ces petites fadaises issues tout entières de sa plume féconde, affublées de titres fantaisistes et attribuées d’innocents auteurs, morts depuis trop longtemps pour protester contre cet abus de leur nom, il fait preuve d’un talent qui confine au génie. Les personnes aigries qu’indigent ces succès colossaux, doivent se mettre ceci dans la tête: il faut avoir les reins solides pour supporter le poids d’une telle célébrité, et il est sans exemple qu’un artiste sans valeur ait pu soutenir plus de deux ans le fardeau d’une publicité trop forte pour lui.

 

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Ce n’est pas un wagon-lit, c’est le matériel roulant tout entier restitué par les vaincus de 1918 à leurs vainqueurs, qu’il conviendrait d’utiliser si l’on voulait transporter, sur un certain point du globe, l’immense armée des aspirants-Stars. Depuis le vieux professeur, qui donne, depuis cinquante ans, son concert annuel dans le but de maintenir sa réputation locale, jusqu’à l’enfant prodige toute fraîche émoulue des mains de Phillip, tout un peuple vit et s’agite dans l’attente d’une place à prendre au firmament musical. Mais les occupants ont la vie dure. En attendant leur trépas, les jeunes s’essaient à les imiter, et s’ils n’ont pas la haute position des arrivés, ils tentent de donner le change en empruntant leurs méthodes.

Ce sont ceux-là qui économisent âprement leurs moindres gains de deux années pour tout dépenser d’un coup dans un concert sensationnel qui doit, enfin, assurer leur gloire. On les trouve dans tous les concerts de charité, dans tous les salons soi-disant influents, dans toutes les antichambres d’agences. Le Trocadéro, les vingt mairies de Paris, celles de la banlieue, ont salué leurs efforts héroïques. Sur les plaies stagnantes des grands mutilés, ils ont versé le baume adoucissant des rhapsodies de Liszt. Ils consolent les filles repenties à l’aide de la Méditation de Thaïs. Et Paris ne leur suffit pas ! Il étendent leur activité sur les plus lointaines provinces. Par d’incessantes démarches, ils arrivent bien à dégotter de temps en temps un concert lointain qui, tous frais payés, ne leur rembourse pas tout à fait ce qu’ils ont perdu par leçons non données et frais de remplaçants à leur cinéma. Ils ne demanderaient certes pas mieux que de gagner de gros cachets, mais, en attendant, ils sont toujours prêts à se produire pour rien, voire même à verser une petite somme pour le plaisir de se faire entendre. On leur demanderait de jouer, le postérieur trempant dans la vasque de la Fontaine des Innocents, qu’ils accepteraient cette aubaine avec enthousiasme, pour peu qu’on leur démontrât que les marchands de pommes de terre aux alentours leur feraient de la réclame dans les départements.

Cette fureur histrionique ne sévit pas seulement sur la France. Elle a plus de vigueur encore en Allemagne, où mille morveux de dix ans sont sacrés Kreisler ou Busoni ; en Angleterre, où chaque professeur de chant a découvert, la semaine précédente une Melba et un Caruso ; en Amérique, où il y a non seulement une auto, mais un virtuose par cinq habitants ; en Russie, qui fournit à elle seule, les 4/5 du contingent total des virtuoses cosmopolites.

Et voici pourquoi il se donne à Paris 10 Récitals par jour, et à Londres idem, et à Berlin, itou, plus trente à New-York, plus…et voici pourquoi également le nombre des exécutants en est arrivé à égaler, sinon à dépasser, celui des auditeurs.

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J’ai dit plus haut que l’arrivée d’un grand virtuose fait le vide dans toutes les salles de concerts. Comme nous en avons toujours un ou deux sur la place et que les vrais amateurs se disputent les places à prix d’or, il reste à savoir ce qui est laissé aux autres. Je vais essayer de décrire l’aspect d’un concert moyen de Paris.

Le fonds le plus solide du public est constitué par :

– la famille ;

– le ou la concierge, le fils ou la fille de la concierge ;

– quelques fournisseurs ;

– les camarades de classe venus là en aficionados dans l’espoir d’une catastrophe ;

– le sergent de ville de service.

On peut toujours compter sur lui étant donné qu’on achète sa présence cent sous. Les jours d’affluence on le relègue dans la coulisse (aux Agriculteurs, on le fourre même derrière un paravent). Quant ça va mal, on bat le rappel dans les services, et on le met au dernier rang avec la dame du vestiaire et les placeurs.

Les débutants étrangers qui n’ont ni famille, ni fournisseurs, ni concierges, sont ainsi sérieusement handicapés, car ce petit groupe compact et bruyant, s’il n’a pas grande influence sur la recette, « crée au moins une atmosphère » pour parler le jargon du jour.

Le fond, mouvant, mais à grand rendement si ça marche, car c’est celui des « cochons de payants », est constitué par :

– les élèves et parents d’élèves (qui s’arrangent d’ailleurs pour faire sauter une leçon la semaine suivante, en juste compensation de leurs débours) ;

– les personnes riches, chez lesquels l’artiste a joué la saison précédente ; le prix de leur billet constituant une sorte de p.p.c. définitif.

– une petite proportion des profiteurs chez lesquels l’imprudent a joué à l’oeil ; environ 3 sur 10 (c’est bien fait ; ça lui apprendra).

Enfin, tout seul, exposé comme au pilori sur les hauteurs désertes de la deuxième galerie, un hurluberlu, un aliéné, le plus souvent étranger, qui, ignorant de nos usages, s’est précipité, on ne sait pourquoi, au bureau de location, et s’est offert, aux prix fort, une place de dernière série, alors que pour le même prix, grâce à un billet à droits qu’on trouve partout, il aurait pu s’asseoir au premier rang, avec les duchesses et les nababs.

Enfin le fonds douteux est constitué par le public desdits billets à droits, ce public que l’artiste achète plus ou moins cher dans les conditions que j’ai exposées dans un précédent article. C’est le plus fuyant, le plus capricieux et le plus exigeant de tous. Il se recrutait, jadis, dans la masse immense des professionnels. Mais depuis qu’une place de faveur revient au prix de deux côtelettes, les professionnels se dérobent. Reste donc la petite armée des amateurs « moyens ». C’est le public des brasseries à musique, des cinémas et des concerts Touche. Ces gens aiment la musique, c’est entendu, mais, comme dit Blanche Marchesi, ils peuvent s’en passer, et ils ne dédaignent pas un petit frisson supplémentaire.

Et c’est à ces gens-là, Mesdemoiselles et Messieurs, que vous offrez des Récitals de piano ou de violoncelle ? Vous pourriez tout aussi bien les inviter à dîner et leur servir une sardine et un petit morceau de gruyère. Vos menus ascétiques le font fuir.

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Les intéressés ont bien fini par s’apercevoir que décidément ça ne rendait pas. Mais, chose curieuse, c’est dans le sens de l’austérité qu’ils ont cherché à faire du nouveau. Nous avons eu les programmes littéraires, avec groupements d’oeuvres par affinités de style ou de titres ; les programmes nationaux : une heure de musique française, ou de musique russe,  ou d’art papou. Nous avons eu, et nous avons encore, les Festivals d’un même auteur. J’en appelle au gourmets : si l’on vous offrait un dîner excellent, composé d’une blanquette de veau, d’un petit morceau de veau aux carottes, et d’une longe de veau aux endives, ne trouveriez-vous pas que cela fait beaucoup de veau ? Ces vains artifices n’ont pas rendu, d’ailleurs, ce qu’on en attendait, et l’atmosphère des salles de concerts et toujours aussi funèbre.

Ne serait-il pas temps d’en revenir à une conception plus humaine du plaisir musical ? Le temps n’est pas loin où un concert n’était pas forcément un pensum infligé aux auditeurs. J’ai sous les yeux un curieux petit opuscule signé Oscar Commettant et publié en 1893, sous les auspices de la maison Pleyel. Ce n’est autre chose qu’un recueil commenté des programmes exécutés dans les salons de la rue Rochechouart, durant la saison précédente. Un ton d’aimable bonhomie y règne d’un bout à l’autre. Si quelques artistes célèbres y paraissent dans un splendide isolement, les débutants prennent une attitude plus modeste. On ne craint pas de couper un concert de piano par un solo de violon, ou une romance de Massenet. Un pianiste ne se croit pas déshonoré en commençant son récital par un trio de Beethoven. La Société Nationale se hasarde à reposer son public des hardiesses des fauves, par un concerto de Bach. En somme, c’est la tradition du XVIII° qui se maintient, tradition perpétuée par les jolies estampes que nous connaissons et qui représentent ces concerts de chambre, donnés par un nombre respectable de chanteurs et d’instrumentistes, dans l’éclat des lumières et le plaisir général. Certains d’entre nous, d’ailleurs, ont remis cet usage en pratique, et ils ne s’en trouvent pas trop mal.

Aux artistes gourmands qui désirent se réserver la part du lion et craignent de partager le succès avec des camarades de la même spécialité, on pourrait suggérer le petit intermède. Ainsi faisait naguère la sage madame Allem Chèné, qui récrivait la part centrale de son Récital annuel à M. Jacques Fenoux, de la Comédie-Française. Elégant et impérieux, portant au loin ce regard faussement insolent des grands myopes, il laissait tomber sur la salle ravie deux ou trois fables de La Fontaine ou un peu de Sully Prud’homme, cependant que l’héroïne de la fête reprenait haleine ou se remettait un peu de poudre. A défaut de M. Fenoux, il y aurait André Brunot, qui est plus gai. Et si ces messieurs des Français pesaient d’un poids trop lourd dans le budget, Pont-aux-Dames n’est pas si loin, et plus d’un de ses vieux débris serait heureux d’une occasion de reprendre contact avec le public. Quant aux riches débutants ou aux pianistes anglais, pour lesquels cette dépense reviendrait à moins que rien au taux actuel de la livre, rien ne les empêcherait  de s’offrir Bétove, voire même Little Titch. Oui, pourquoi pas Litlle Titch, entre le Carnaval et les 24 Préludes, juste assez longtemps pour permettre au virtuose de changer de flanelle ?

Je sais, je sais, c’est ce numéro là qui aurait le plus de succès. Et puis après ? La sagesse des nations nous a, depuis longtemps, enseigné que la sauce fait passer le poisson, et qu’on ne prend pas des mouches avec du vinaigre. Ne vaut-il pas mieux se produire en agréable compagnie, devant une assistance hilare, que de payer quatre mille francs le droit de faire ses exercices pour trois pelés et un tondu ?

L. FLEURY

Source : Le Monde Musical  – Janvier 1926 – Bibliothèque Nationale de France http://ark.bnf.fr/ark:/12148/cb328183825

 

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