Les Sept Plaies de la Musique – 7. La Musique à l’Oeil

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 L E S   S E P T   P L A I E S   D E   L A  M U S I Q U E

 

7. La Musique à l’Oeil 

 

Mes débuts dans la carrière artistico-mondaine remontent aux environs de 1899 et l’homme éminent qui m’en a ouvert l’accès n’est autre que mon vieil ami Le Dard, concierge du Conservatoire, ami et soutien des jeunes artistes, philanthrope né et « homme de bonne humeur », ce qui est rare chez les philanthropes.

Un matin de printemps, comme je me disposais à gagner la classe Taffanel, l’excellent homme me tendit sa main cordiale et m’apprit triomphalement « qu’il avait une bonne affaire pour moi ». 

« C’est une dame très bien, qui donne une matinée. Elle a besoin d’un flûtiste et d’un clarinettiste. Elle est professeur de piano. Voici son adresse. Tu t’entendras avec elle. Je crois qu’il s’agit de jouer avec des dames du monde. Tu seras bien payé. Elle a de quoi

La dame en question habitait quelque part derrière les Invalides. A cette époque, les autobus, les tramways électriques et le Métro était encore inconnus. On n’accédait à ces régions qu’au moyen d’étranges véhicules chantés par Courtine dans son immortel « Panthéon-Courcelles », ce qui représentait une après-midi d’absence. Parti peu après la classe, non sans avoir soigneusement étudié le plan de Paris, j’arrivai chez elle à la tombée de la nuit. La solennité des avenues, la laideur cossue de Saint-François-Xavier, le luxe glacial de la maison m’avaient fortement impressionné. Une femme de chambre très stylée m’introduisit dans un sévère petit salon. On juge de ma surprise, lorsque je vis entrer une bonne grosse personne d’une amabilité fondante qui me mit tout de suite à l’aise. Elle m’expliqua ce qu’elle attendait de moi : il s’agissait d’exécuter quelques morceaux d’ensemble avec ses meilleurs élèves à son audition annuelle qu’elle donne dans ses propres salons. J’avais apporté ma flûte. Elle me fit déchiffrer ma partie et s’étant ainsi convaincue que je pouvais assumer une telle responsabilité, elle voulut bien m’assurer que deux répétitions suffiraient. Nous prîmes dates, convînmes des heures, négligeâmes la délicate question du cachet et je me retirais enchanté d’un si gracieux accueil qui m’ouvrait évidemment les plus brillantes perspectives.

Les répétitions furent ce qu’elles sont toujours en pareil cas : charmantes, mais longues et laborieuses. La matinée se déroula selon le rite accoutumé : trois heures de transpiration dans un hammam trop achalandé et de la musique comme s’il en pleuvait. Sur le coup de sept heures moins un quart, alors que mes camarades et moi commencions à perdre tout espoir de dîner avant de rejoindre nos orchestres respectifs, nous achevâmes enfin le dernier numéro et nous nous disposions à filer lorsque la maîtresse de la maison se précipita sur nous : « J’ai quelque chose à vous remettre » nous dit-elle, et nous entrâmes tous trois dans un sombre réduit moitié chambre et moitié lingerie. 

Elle était tout agitée la brave dame, écarlate d’émoi, de fatigue et de chaleur. Peut-être le petit discours quelle méditait lui donnait-il chaud. « Mes amis », nous dit-elle, « je suis très contente de vous. Vous avez été très gentils et vous jouez à ravir. Je vous en suis profon…dément…re…con…naissante et…comme les..bons…comptes…font…les bons…amis (ce disant, elle retroussait sa jupe découvrant un vase jupon à ramages mauves sur fond noir, se livrait à de laborieuses recherches dans les profondeurs d’une large poche), permettez-moi de vous offrir…Là-dessus, elle nous mit dans la main à chacun une belle pièce de cent sous.

Je sais, je sais. Il y a vingt ans une pièce de cent sous valait un dollar, mais un dollar ne valait que cent sous. On me pardonnera cette Lapalissade. Elle vous fera comprendre que pour quatre voyages dans ce lointain quartier, ce mirifique cachet ne nous remboursait pas tout à fait nos frais d’omnibus. Quel effondrement. J’avais fondé sur cette matinée de vastes espérances. On ne se doute pas de ce que je m’étais proposé d’acheter de choses avec mon cachet. J’en demeurai stupide, comme on disait au Grand Siècle, regardant tout à tour la dame, le camarade et la pièce que je promenais de la main droite à la main gauche sans me décider à la mettre dans ma poche. Un moment j’eus l’idée de la rendre à sa propriétaire, mais elle eût été capable de la garder. Alors je la remerciai poliment, mon camarade en fit autant et lorsque nous nous retrouvâmes dans l’escalier, nous partîmes d’un grand éclat de rire.

* * *

Notre gaité ne dura pas longtemps. Cette inconscience ou cette pingrerie dépassait tout de même les bornes et je mis du temps à digérer ma déception. Mais les années ont passé : j’en ai vu bien d’autres, de sorte qu’un nouveau sentiment s’est fait jour en mon esprit à l’égard de cette brave dame. Chère Madame Machin ou Chose dont je veux oublier le nom, vous ne vous doutez pas à quel point vous m’êtes devenue sympathique. Au moins m’avez-vous offert quelque chose. Il y en a tant d’autres qui ne m’ont rien donné du tout. Et voici le moment de vous conter une autre histoire à côté de laquelle la mienne pâlit. 

Celle-là, je la tiens de mon ami Feuillard. Il venait d’entrer au Conservatoire. Elève de Delsart, il travaillait pour son premier prix et, plus riche d’espoirs que d’argent, il essayait de se frayer un chemin dans le monde. Une personne qui s’intéressait à lui crut avoir trouvé le moyen de lui faciliter ses débuts dans la carrière de virtuose et l’introduisit dans un petit cercle artistique très fermé, qui avait nom « La Patte Blanche ». Le titre est suffisamment explicite : n’entrait pas là qui voulait. Il s’agissait de réunir les artistes et les gens du Monde dans un salon bien côté, et l’on donnait tous les dimanches soirs de petites réunions poétiques et musicales dont les programmes et interprètes étaient triés sur le volet. L’administration d’un nouveau membre ne se faisait pas à la légères et le jeune Feuillard dut passer un examen sévère. Lorsqu’il fut avéré qu’il était de bonne famille et de bonnes manières, qu’il changeait souvent de faux-col, qu’il ne disait pas le mot de Cambronne devant les dames et que par surcroît il jouait admirablement du violoncelle, il fut admis aux honneurs d’une réception en règle. Vous voyez ça d’ici : l’ivresse du premier succès, la lettre enthousiaste à la maman restée à Dijon : « Ça commence à marcher. Je me fais des relations magnifiques, etc. » Qui n’est pas passé par là ?

Ces petites réunions avaient lieu très loin au fond des Ternes, et les élèves du Conservatoire habitaient plutôt les environs du Faubourg Poissonnière que les avenues aristocratiques du quartier de l’Etoile. Une bonne basse, c’est un objet fragile qui aurait eu à souffrir des cahots de « Filles du Calvaire-Ternes ». Donc, le jeune Feuillard prenait pour aller là un fiacre à l’aller et un au retour. A la fin de l’année, cela faisait un assez joli total et le remboursement de ses frais de voitures lui aurait certainement payé son ticket de chemin de fer Paris-Dijon. Un jour vint où il reçut enfin la pleine enveloppe d’usage. Elle ne contenait pas de mandat. La secrétaire de la « Patte Blanche » rappelait simplement au jeune sociétaire qu’il était en retard de ses cotisations. 

Voici trente ans que cela s’est passé. Il n’en est pas encore revenu. 

Et vous ?

* * *

Tout le monde a lu La Rôtisserie de la Reine Pédauque. Il y est beaucoup question de Sylphes et de Salamandres. M. d’Astarac en a vu et il est le seul à pouvoir le dire. J’en demande bien pardon aux mânes d’Anatole France, mais je coudoie tous les jours ces personnages qui paraissaient jusqu’ici de pure fiction, et ceci m’a parmi de diviser les habitants de cette planète en deux catégories bien tranchées. 

 Les humains de la commune espèce qui vivent de viande, de légumes et de vin. Parmi cette plèbe vulgaire se recrutent : 

            les financiers

            les mercantis

            les zingueurs

            les bassonistes

            les hommes politiques

            les bourgeois

            les trombones

            les cultivateurs

            les éditeurs

            les impresarii

            etc, etc.

           

Les Sylphes et les Salamandres qui vivent de l’air du temps et du soleil mis en bouteille. Dans leur existence terrestre ils prennent la forme de :

                  Pianistes

                  Violonistes

                  Violoncellistes

                  Chanteurs 

Un ou deux flûtistes on tenté de se glisser dans leurs rangs. Ça n’a pas duré.

On les a rangés une fois pour toutes sous le vocable de « virtuoses ».

Les premiers habitent ce qui reste du Paradis terrestre. Ils ont mission de le cultiver et d’en tirer leur subsistance. Un coin de ce vieux Paradis a été transformé en verger. Là mûrit la seconde moitié de l’espèce humaine, celle des virtuoses. Leur besogne consiste à se laisser cueillir par la première moitié et pour cela ils prennent la forme de poire.

Ce sont des poires bien juteuses et extraordinairement prolifiques. Le verger s’étend tous les jours. Il faut croire que cet état a du bon. 

                                                                                                                L. FLEURY

Source  :   Le Monde Musical  37° année, N° 6 – 30 Juin 1926  (Collection privée L. Renon) 

         

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