Les Sept Plaies de la Musique – 6. La Musique à Toutes les Sauces

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 L E S   S E P T   P L A I E S   D E   L A  M U S I Q U E

 

6. La Musique à Toutes les Sauces ou Une Journée de Repos

 

L’enveloppe armoriée que me remit, au sortir du Casino, un grand diable de valet galonné, contenait ces simples lignes : 

       « So sorry to have missed your Recital. Come and have a rest with us. It will be delightful ! The motor is waiting for you at the door. »           

Pour les personnes qu’un long séjour sur la Côte d’Azur n’a pas familiarisées avec la langue du pays, je traduirais ainsi cette aimable missive, que je reconnus tout de suite comme émanant de ma vieille amie, cette bonne toquée de Lady Smithsfield :

      « Désolée d’avoir manqué votre Récital. Venez vous reposer à la maison. Ce sera délicieux ! L’auto vous attend à la porte. » 

J’en appelle à tous les artistes qui en sont à la troisième semaine d’une tournée de concerts. Passer ces heures de liberté chez de bons amis, et goûter chez eux les délices de l’hospitalité anglaise, la plus reposante du monde, c’est une tentation à laquelle on ne résiste pas. Cinq minutes plus tard, je m’engouffrais dans la somptueuse Rolls-Royce de ces gens fortunés. Le temps de passer à l’hôtel et d’y prendre mes bagages, et nous roulions vers le coin délicieux dont je connaissais déjà, par ouï-dire, le confort et la beauté. 

J’ai noté, heure par heure, les péripéties de cette journée de repos.

5 heures — L’auto s’arrête en pleine Corniche, au bord d’un trottoir que surplombe un haut mur de soutènement. La villa donne directement sur la route. Mes amis ne sont pas de ces gens nerveux qui craignent le bruit et le mouvement : ils ont délibérément porté leur choix sur la maison la plus gaie du pays. La route fait là un tournant brusque, et les prudents chauffeurs ne manquent jamais de donner une demi-douzaine de coups de trompe aux abords de ce coin dangereux. Le nôtre sonne éperdument à d’autres fins : il appelle le maître d’hôtel, lequel ne tarde pas à faire son apparition. En un clin d’oeil, mes bagages prennent le chemin de ma chambre ; je suis introduit au salon et salué par un joyeux « hello » du maître de la maison. Le pauvre homme aurait toutes les raisons du monde de ne montrer aucune bonne humeur : il est cloué sur un divan par un accès de goutte. Mais c’est un vrai sportsman, et il ne saurait, en aucune façon, faire retomber sur ses amis les petites misères qui l’accablent. 

Le thé est servi. On m’apprend que Lady Smithfield n’est pas encore rentrée, que le dîner est à huit heures et quart, et que je dois me considérer comme chez moi. Voilà qui va bien. Cependant que le maître de la maison s’endort doucement sur un numéro du Times, je fais une rapide inspection de la pièce. C’est une sorte de hall, tenant du salon, de la bibliothèque et du fumoir. Fauteuils de cuir, large divan, petites tables pour le thé, table pour le bridge, rayons garnis de livres. Sur un petit meuble d’acajou un disque de métal, qui tient le milieu entre le radiateur électrique et le ventilateur. 

Il fait bon. Le calme est absolu. Je porte mes investigations du côté de la bibliothèque, riche en livres français. Les savants ouvrages de Gustave Le Bon et le dernier Proust voisinent avec les méprisables romans de M. Pierre Benoit. Mon choix est vite fait. 

6 heures. — J’étais plongé dans les aventures tragiques de Mademoiselle de la Ferté lorsqu’une épouvantable révélation me fait sursauter : Sir Arthur Smithfield est ventriloque !!

Le fait est indéniable. Il dort profondément sur son divan et il n’y a personne d’autre dans le salon. Cependant, une voix caverneuse vient de s’élever et répand, en fort bon anglais, de savantes considérations que le temps qu’il fera demain et sur le cours des changes. Je sais que mon hôte n’est pas dépourvu d’humour, et je le crois fort capable de se livrer à une bonne plaisanterie pour distraire un invité, mais ce qui me confond, c’est la perfection de son art. Et voici qui est plus fort : il se met à chanter. Du diable si je lui connaissais cette voix formidable de ténor…

6 heures 10. —…Je deviens fou ! Non seulement il imite la voix humaine, mais il fait aussi l’accompagnement ! Voici que de ses entrailles sort, nette et claire, une ritournelle de piano. Ah ça, ah ça…Suis-je bien éveillé ? Je me pince, et lorsque je suis bien convaincu que je ne suis pas le jouet d’une hallucination, je me précipite vers l’étonnant phénomène qui, s’il n’avait pas été gâté par la fortune, ferait des salles combles au Music-Hall. Il ne me laisse pas le temps d’arriver jusqu’à lui. Un chaise renversée l’a réveillé et d’un voix légèrement pâteuse, il me dit : « Ah ! vous avez fait marcher cette damnée machine ? »

Et la vérité se fait jour. Ce que je prenais pour un ventilateur était un haut-parleur ; depuis un quart d’heure, je jouis des beautés de la T.S.F. Mes hôtes possèdent, en effet, un appareil perfectionné, et, pour le moment, nous avons un petit concert à nous, offert par la puissante « British Broadcasting Company ». La valetaille, qui manque de distractions, veille avec soin à l’ordre et à la marche de la cérémonie. De six à sept heures moins 1/4, nous aurons Londres. A 6 heures 3/4, nous serons servis par Rome. Pour le moment, l’orchestre de la radio déverse sur nos têtes un « fox-trot » bien senti, et dans dix minutes nous jouirons d’un petit Récital Brahms.

6 heures 20. — Un pianiste de talent, sur le nom duquel les journaux restent muets, commence les Variations sur un thème de Paganini. Cette bleuette durant 25 minutes, je me carre dans mon fauteuil avec l’intention très arrêtée de prendre un repos bien gagné. (Je profite de la circonstance pour affirmer ici mon admiration pour ce grand Maître, si injustement dédaigné en France, mais il y a un temps pour tout et jamais, jamais, JAMAIS on ne me fera aimer le piano par le truchement d’un haut-parleur.) Ouais ! j’avais compté sans mon hôte. Sir Arthur est 1° enragé mélomane ; 2° fervent brahmsiste ; 3° furieusement bavard. Il m’entreprend sur les mérites de son Dieu, que je ne conteste pas, et nous voici en proie à une discussion esthétique fort animée, sans respect pour l’exécutant qui continue à nous déverser sur le crâne Variations sur Variations. Nous faisons un potin d’enfer, et cela ne trouble aucunement, et pour cause, la sérénité du virtuose, lequel, en tête-à-tête avec lui-même dans sa boîte bien close de Savoy-Hill, termine la dernière variation dans un « rush » impressionnant. 

6 heures 45. Silence. — J’ai capitulé, et j’ai même lâchement déclaré que jamais les Variations sur le Thème de Paganini ne m’avaient fait autant plaisir. Là-dessus, Sir Arthur, enchanté, appelle le valet de chambre, lui ordonne de couper la T.S.F. et me dit triomphalement : « Oui, ce garçon ne jouait pas mal, mais je vais vous faire entendre la seconde suite par le pauvre Leonard Borwick, qui la jouait si bien… » On débarrasse le petit meuble d’acajou de son radiateur sonore, et, par la magie d’un couvercle levé, nous avons devant nous cet instrument béni des Dieux : le Grammophone. 

6 heures 55. 2ème Suite (fragments) sur un thème de Paganini exécutée par mon pauvre ami Borwick. Cette voix d’Outre-tombe me donne le frisson. 

6 heures 59. — Bref commentaire de mon compagnon sur les mérites comparés de Borwick et de  sa vieille amie Fanny Davies.

7 heures. — Intermezzo de Brahms dite par la Fanny Davies.

7 heures 05. — 3ème Ballade de Chopin, par Pachmann.

7 heures 10. — 4ème Ballade par Cortot. 

7 heures 15. — Barcarolle par Paderewski

7 heures 20. — Re-Brahms-Paganini par Lamond.

7 heures 24 1/2. — Courte discussions sur les transcriptions et arrangements.

7 heures 25. — Caprice de Paganini, par Heifetz.

7 heures 30. — Chanson Louis XIII et Pavane faussement attribuée à ce pauvre Louis Couperin, par ce génial fumiste de Kreisler.

7 heures 35. — Havanaise de Saint-Saëns, par Thibaud.

7 heures 40. — Courte discussion esthétique sur Saint-Saëns.

7 heures  41. — Le Cygne du même Saint-Saëns par Casals. 

7 heures 46. — Fragment du Concerto d’Haydn, par Casals.

7 heures 51. — Allegro du 47ème Quatuor d’Haydn, par les Rosé.

7 heures 56. — Andante du XIII° quatuor de Mozart, par les Flonzaley. 

7 heures 59 3/4. — Panique ! Nous allons manquer la sonnerie des cloches de Saint-Martin-in-the-Fields, transmise de Londres par la T.S.F. Audition desdites cloches. Une minute quarante 3/5 de nostalgie. Irruption du maître d’hôtel qui me prévient, de la part de Lady Smithfield, que nous ne dînons pas à la maison. Ce fidèle serviteur serviteur, en un baragouin mi-français mi-italien m’apprend que nous dînons au Presbytère (!) et que le smoking suffira.  

8 heures 03. — Ruée vers ma chambre, cependant Sir Arthur, qui ne peut pas sortir, se délecte d’un disque de Melba, et que la domesticité rétablit à son profit le contact avec Rome, qui lui envoie « Valencia » joué par l’orchestre de l’Hôtel de Russie. 

8 heures 20. — Lutte avec le bouton de faux-col. Apoplexie. Victoire finale. Dégringolade de l’escalier. Ces dames sont en retard et Sir Arthur, pour me consoler, m’offre une tournée de Beethoven par le London string quartet. Aux trois quarts de la performance, brusque entrée de Lady Smithfield, et de sa soeur, la délicieuse Violet Camberwell. Effusions. Réapparition du maître d’hôtel qui annonce que la voiture est avancée. Réengouffrement dans la Rolls-Royce. Plongée dans la nuit. Nouveau concert de trompe, avec alternance de klaxon. Je hasarde la crainte que nous ne fassions exagérément attendre ce pauvre M. le Curé. Regard ahuri de mes compagnes. Arrivée en trombe dans la capitale de la Principauté. Virage savant. Un chasseur vert et or, qui n’a certes pas l’âge canonique, ouvre la portière et nous remet aux soins d’une armée de larbins. Décidément les curés du Midi…Et brusquement je comprends ma bévue. Cet imbécile s’est trompé en me parlant de presbytère. Nous sommes à l’Hermitage et ce n’est pas un ecclésiastique qui vient vers nous, mais deux jeunes gentlemen d’assez bonne tournure, ma foi, qu’on me présente comme M. Nicolas Petroff, ex-officier de la Marine Impériale, et Senor Pedro Fuentès (A celui-là on ne donne pas de titre) Shakehands. Défilé entre deux haies de maîtres d’hôtels. Entrée dans la salle à manger fleurie et illuminée. Sensation. J’entends derrière moi des chuchotements. On murmure « Un Français !… » « Comme c’est curieux ! » « C’est le premier depuis l’ouverture ». Je perçois même la réflexion pleine de bon sens d’un vieux serviteur philosophe : « C’est sûrement pas celui-là qui paiera l’addition !… » 

Ces commentaires sont vite étouffés, d’ailleurs, par le jazz, qui entame en notre honneur « Yes, sir, that’s my baby ». Infernal boucan. Nous nous installons à notre table, cependant que le peuple des dîneurs, mû par un ressort invisible, plante là assiettes et serviettes et se rue vers le parquet ciré du centre de la salle. Tournoiement éperdu. Notre caviar se couvre d’une légère couche de poudre de riz, à moins que ce ne soit de la poussière du parquet. L’apparition du  Pommery-Greno me permet d’effectuer un salutaire arrosage. 

À partir de ce moment mes souvenirs, d’ailleurs très précis, n’intéressent pas les musiciens. Il me faut brosser une fresque à la fois chorégraphique, musicale et culinaire, ou, si l’on aime mieux, dresser un de ces tableaux synchroniques qui font à la fois les délices de l’artiste, du savant et du philosophe. 

À peine avons-nous terminé notre caviar que les trois diplomates chargé de notre bien-être déposent devant nous 

le consommé nouveau-Règne

Le chef du jazz, qui n’attendant que ce signal, entame en signe d’allégresse « Ukelele lady ». Le Russe lève sur ma voisine de gauche un regard suppliant, l’Espagnol gratifie du même regard ma voisine de droite, et, sur un bref « sorry » les deux couples me plantent là, tout seul, devant les cinq tasses fumantes. Je savoure la mienne à petits gorgées. Exquis ! Si je n’étais pas guetté par la livrée, je ferais un petit prélèvement sur la ration de mes voisines, car, contrairement à l’usage des wagons-restaurants, le garçon n’est pas tenu de représenter les plats. D’ailleurs les musiciens se sont arrêtés, et les deux couples, affamés par leur performances, avalent en hâte leur potage qui s’est transformé en consommé froid. 

Deux minutes de silence comme le jour de l’armistice. Retour du maître d’hôtel et de ses deux acolytes. Et nous sommes invités à dire ce que nous pensons de… 

…la barbue soufflée au Montrachet

Le vigilant chef du jazz n’aurait garde de laisser passer un tel évènement inaperçu ; l’orchestre, à son signal, entonne : « Every thing is hotsy tosty now ». Vif mouvement dans l’auditoire. Comme un seul homme nos deux convives se lèvent en s’excusant : « Je vous demande pardon, mais j’avais promis » et sur un bienveillant « All right » ils vont inviter deux vieilles toupies couvertes de perles qui les couvaient du regard depuis le début du repas. Je commence à comprendre ! Ces deux jeunes gens si distingués sont les deux danseurs de l’établissement. Dura lex sed lex. Le patron leur permet bien de dîner avec les clientes mais ils n’ont pas le droit de négliger le « business ». Et cependant que nous savourons notre délicieuse barbue, ils doivent s’accommoder de leurs poules faisandées. 

Re-silence de 2 minutes. Retour des deux martyrs (comme ils doivent, lorsqu’on les consulte sur le menu, donner la préférence aux soupers froids ! ). Mais on vient nous offrir… 

….la poularde à la d’Albufera.

Nouvelle explosion du jazz. Mes quatre compagnons s’élancent…: un regard foudroyant du chef d’orchestre les fait rentrer sous terre. C’est le tour des deux danseurs étoiles, qui, sur l’air de « Valencia » se livrent à d’éblouissantes prouesses chorégraphiques. J’en profite pour tenter un timide essai de conversation, mais comme c’est le seul instant depuis le début du dîner, où mes compagnons ont le loisir de manger chaud, ils ont tous les quatre la bouche pleine et j’en suis réduit, comme devant, à m’entretenir avec moi-même. 

Cependant les deux « stars » épuisées s’affalent sur une chaise et nous nous disposons à savourer… 

….les asperges de Loris, sauce Chantilly,

lorsqu’un trémolo impérieux nous fige devant nos assiettes pleines. Silence de mort ; une vague angoisse plane dans l’air, et, tout à coup, illuminé par le jet fulgurant d’un réflecteur, apparaît M. Ma.r.ce R.sta.d.

C’est lui ! c’est bien lui, à n’en pas douter. A vrai dire, il apparaît sous un faux-nom et sous un costume qui ne lui est pas habituel. Ce petit tailleur de velours saphir, ce discret décolletage, et jusqu’à ce pseudonyme étrange d’Yv.n.e. C.rti pourraient dérouter des gens moins avertis ; mais il n’y a pas à s’y tromper. Son menton volontaire, son teint fleur de pêcher, sa toison couleurs de blé mûr, nous ont révélé sa véritable identité. Je m’attends à goûter, enfin, un peu de plaisir littéraire. Hélas, ce soir, le poète fait foin de la poésie, et c’est par son violon qu’il entend nous captiver. Exécution de l’Humoresque de Dvorak. Extase. Nos asperges, les côtelettes de chevreuil de la table voisine et l’omelette en surprise de la table du coin, gisent lamentablement dans les assiettes. Il serait d’une goût détestable de faire le moindre mouvement lorsque l’artiste fait vibrer son divin instrument. C’est bon pour les Concerts classiques…

Le dernier accord de l’Humoresque se perd dans le fracas des applaudissements. Une vieille Allemande essuie une larme…Tremolo. Bis. Réapparition de l’Etoile, qui, sur un sec petit salut, nous gratifie de « Salut d’Amour ». Dieu merci, j’ai fini mes asperges…Nouvelle explosion d’enthousiasme. Exit du triomphateur. L’orchestre entame « Tea for two » et le sommelier, qui comprend à demi-mot, nous apporte du champagne pour cinq. Je me retrouve face à face avec quatre chaises vides, cinq verres pleins et…

la Glace Viviane, 

sur quoi s’achève la partie substantielle de ce dîner excellent et mouvementé. Il fait une chaleur atroce. Cependant que mes convives intermittents tournent vertigineusement, leur glace fond à vue d’oeil, et lorsque le jazz leur permet de prendre quelque repos, ils se trouvent en présence d’une petite mare multicolore qui a débordé par-dessus les soucoupes. Enlèvement rapide de ces choses flasques et arrivée d’une monumentale coupe de fruits, cependant que l’orchestre rugit « Yes ! we have no bananas ».

Café, liqueurs, cigares et cigarettes. La salle s’est à peu près vidée. Il ne reste plus qu’un Américain apoplectique, en discussion avec le gérant. Il fait appeler le directeur. Nous nous levons à notre tour et j’entends le Yankee exposer ses griefs. « Je ne reviendrai plus ici, déclare-t-il. Ce restaurant est trop triste. Vous n’avez qu’une seul orchestre, et vous devriez en avoir au moins deux pour qu’il n’y ait pas d’interruption ».

Cependant Lady Smithfield nous propose d’aller finir la soirée au Dancing. Il n’est, en effet, qu’onze heures et demie. Je prétexte la fatigue. On me permet de rentrer seul, et un quart d’heures plus tard, je réintègre ma paisible chambre. Je suis tout en haut, pas très loin du carré des domestiques, et j’ai la joie de m’endormir, bercé par les sons enchanteurs de l’orchestre du Savoy, que la fidèle T.S.F. dispense libéralement aux valets comme aux maîtres, ce qui est tout à l’honneur de nos institutions démocratiques.    

 * * *

7 heures du matin. — Un rayon de soleil filtre à travers les persiennes et vient se poser sur ma paupière gauche. Réveil pas trop pénible. Oserai-je donner, en passant, ce petit conseil aux amateurs? L’extra-dry a cette supériorité sur le demi-sec qu’il vous assure un lendemain supportable. C’est le cas. Je m‘étire mollement, vais ouvrir la fenêtre toute grande et m’apprête à goûter, dans la fraîcheur matutinale, les douceurs du farniente. Sir Arthur dort ; le grammophone dort ; la T.S.F. dort. 

Le ciel est par-dessus le toit si bleu si calme. 

Un arbre par-dessus le toit berce sa palme…  

C’est le Paradis. Mais voici qu’éclate un bruit guerrier. Pas de chance ! Les petits alpins de Menton se sont installés sur le pré, de l’autre côté de la route, et ils font l’école des clairons…Quels poumons! Et je connais le règlement du service intérieur ; nous en avons jusqu’à neuf heures et demie.

D’ailleurs s’élèvent dans les airs d’autres harmonies. La petite fille du jardinier (j’ai appris hier soir que ces braves gens rêvent, pour cette enfant bien douée, le Conservatoire de Paris), la petite fille du jardinier s’est plongée dans Le Couppey. Alors, moi, je me plonge dans la baignoire, la tête sous l’eau, ce qui m’assure quelques secondes de répit. Toilette fébrile. Déjeuner hâtif, et départ pour une bonne promenade à pied. Je fait prévenir mes hôtes : il n’est pas sûr que je rentrerai pour le déjeuner. Je rêve d’une cabaret de rouliers, loin des routes et des Casinos, où je pourrai savourer, dans la solitude, une ratatouille plébéienne; sans musique, grands Dieux !  

11 heures 1/2. — Je l’ai trouvée, la gargote idéale. C’est au dessus de Roquebrune, là où la route fait un coude brusque, ce qui vous fait surplomber de quelques mètres seulement la terrasse d’une autre restaurant (celui-là pour touristes cosmopolites). Le mien est un tout petit cabaret, fréquenté seulement par les gens du pays. O! douceur de vivre! O! ivresse de vivre seul! O! parfum prometteur de la bourride provençale et du quartier de chevreau, farci aux herbes de montagne !…

Midi. — Tout est à refaire. Trois nomades écoeurants viennent de s’installer sur la terrasse d’en dessous, et voici que retentit, sur la mandoline et l’accordéon, la ritournelle de « Sole mio». Fuyons ces lieux maudits et rentrons chez nos amis. La goutte de Sir Arthur peut avoir provoqué une embolie…Ils ont peut-être reçu de mauvaises nouvelles de leur banquier…Autant de chances à courir, que j’aurais tort de négliger…

* * *

Ici s’arrête le résumé minutieux de mes impressions. J’ai pris congé de mes hôtes en les remerciant, du fond du coeur, de m’avoir procuré cette bienfaisante journée de repos. Lady Smithsfield en était très touchée. 

— « J’étais sûre que vous étiez si fatigué, après votre Récital », m’a-t-elle dit. 

— « Au fait, ai-je hasardé, pourquoi n’y êtes-vous pas venue ? »

— « Nous ne pouvions pas, répond-elle ingénument, nous étions au cinéma !…Quel dommage, n’est-ce-pas ? Nous qui aimons tant la musique !…»

— « Où trouve-t-on vos disques ? » a ajouté son mari….

L. FLEURY   

Source : Le Monde Musical – Avril 1926 – Bibliothèque Nationale de France http://ark.bnf.fr/ark:/12148/cb328183825

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