Les Sept Plaies de la Musique – 2. Conte de Noël

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 L E S   S E P T   P L A I E S  D E   L A  M U S I Q U E

2 – Conte de Noël

 

…Qui donc disait que nous n‘avons plus d’hiver ? Durant quinze jours Paris est resté sous la neige. A l’aigre bise qui vous coupait le visage a succédé la pluie et la tempête. Ce fut l’hiver, le vrai hiver des cartes postales illustrées et des almanachs, l’hiver traditionnel que nos enfants ne connaissaient pas. On gela partout. Le chauffage central devint capricieux. Il marche encore dans les ministères, il va moins bien dans les écoles de l’Etat. Il s’est notamment arrêté dans les étages supérieurs de certain grand établissement.  Les élèves tiennent bon : ils ont la ressource de rester chez eux. Les professeurs s’entêtent à faire leur classe et l’un d’eux y a gagné une bonne pleurésie dont il est mort en huit jours. Il faut bien faire de la place aux jeunes…

Pour le passant qui rase les murs du quai de Gesvres, à l’endroit où le petit bras de la Seine fait un biais dans la direction de l’île Saint-Louis, le paysage est sinistre. Il apparaît plus riant au gros personnage qui, de la haute fenêtre de son cabinet, jette un coup d’oeil sur ce tableau féerique. Car l’hiver n’existe pas pour Monsieur le Directeur de l’Assistance Publique, Monsieur le Directeur est heureux.

Il est bien logé. Il n’y a pas de crise de loyer pour les hauts fonctionnaires. L’Administration fait bien les choses et le cabinet directorial est magnifique et confortable. Un puissant radiateur y entretient une douce chaleur, et pour faire oublier la laideur de cet appareil inesthétique, un clair feu de bois brille dans la cheminée. En combien de mains ces bûches colossales ont-elles passé avant d’échouer dans cet endroit auguste, depuis celles du rude bûcheron des forêts domaniales jusqu’à celles, grasses et papelardes, de l’huissier à qui est dévolu l’honneur de veiller au confort et à la santé de Monsieur le Directeur ? Monsieur le Directeur est bien servi. Pour les gens de son importance, il n’existe pas de crise domestique.

Il a bien dîné. Son rôti était cuit à point. On ne brûle dans ses fourneaux que du charbon de première qualité. C’est l’Administration qui le fournit et celui de l’Assistance publique est évidemment meilleur que celui du Conservatoire. Question de hiérarchie. Et M. le Directeur, qui a bien dîné et qui a chaud, s’abandonne à une douce rêverie.

Il jette un regard en arrière et se rappelle ses jeunes années, alors, qu’il végétait, petit médecin sans clientèle, dans un affreux trou provincial. Il revoit ses randonnées par des temps pareils, à la poursuite d’une visite mal payée, et cette vision lui fait horreur. On ne se doute pas des souffrances endurées par ces modestes héros que sont les médecins de campagne, et la vue de leur propre misère leur fait oublier celle des autres. Quelle différence avec l’existence fastueuse que mènent, à Paris, leurs grands confrères. Mais comment parvenir à Paris ?

Il n’y a qu’une issue: la politique. Dieu merci, le Palais-Bourbon est une pépinière de médecins et Monsieur le Directeur a su, en temps utile, suivre la bonne filière.

Il l’a même suivie brillamment. Les débuts ont été difficiles. Il aurait pu s’y casser les reins, comme tant d’autres. Mais il y a des grâces particulières pour les heureux mortels nés sous une bonne étoile et spécialement pour les députés du Midi. Une bonne guerre, une guerre mondiale qui se déroule à huit cent kilomètres de chez vous, qui absorbe, dans les services de santé, tous les médecins qui ne sont pas députés, qui use les hommes à la pelle et ouvre un champ illimité à l’ambition des gens résolus, voila qui peut changer la situation d’un homme jusque là obscur. Monsieur le Directeur a un sourire satisfait en pensant à ses faits d’armes parlementaires. Il a peuplé les tranchées de vieux territoriaux, arraché au farniente des secteurs tranquilles des masses de jeunes électeurs qu’il a envoyés sans pitié au travail meurtrier des usines. Il a donné son nom à une loi. Il a bien mérité de la Patrie, et la Patrie reconnaissante lui a donné mieux qu’un sabre d’honneur : elle lui a donné un fromage.

Mais le front de Monsieur le Directeur se rembrunit : le nombre des pauvres diminue.

Cette France, qu’on dit ruinée, regorge de bien-être. Le papier-monnaie coule à flots. Tout le monde gagne de l’argent. Les lois sociales tuent le paupérisme. Le nombre des fonctionnaires a triplé, et, comme il est question de faire des économies, on parle d’une levée en masse de nouveaux fonctionnaires, destinés à assurer le service de la réduction des dépenses publiques. Encore un petit effort, et tout le monde sera heureux. Or, s’il n’y a plus d’indigents, Monsieur le Directeur n’aura plus de clients, et il risque de perdre sa place.

Et il a brusquement une vision sinistre.

Il voit la Maison de Nanterre vide de ses pensionnaires et transformée en immeuble de rapport ; la Salpêtrière convertie en succursale de la Halle aux Vins ; la maison départementale de Villers-Cotterets rendue à sa première destination de résidence princière, et offerte aux anciens ministres des Finances, dont le nombre augmente de jour en jour. Il voit les hôpitaux pleins d’infirmières et d’économes et vides de malades. Il se voit à la tête d’une immense armée de fonctionnaires désoeuvrés, qui, n’ayant pas autre chose à faire, s’amuseront à se mettre en grève. II voit sa place, sa bonne place, compromise, sinon perdue, et le Parlement prorogeant ses pouvoirs ad vitam aeternam, par crainte de nouvelles élections. Il se voit retournant dans sa province et reprenant son chétif métier d’antan, et cette horrible perspective lui arrache un cri de désespoir.

Machinalement, il va vers son bureau. Là, bien en vue, une petite enveloppe non décachetée lui tombe sous les yeux. Comment y est-elle venue ?  Il croyait bien avoir dépouillé son courrier. Un obscur pressentiment l’avertit que cette petite enveloppe lui apporte le réconfort et le salut.

C’est une très longue lettre. Elle est ainsi conçue :

Monsieur le Directeur de l’Assistance Publique, Paris

Monsieur le Directeur,

J’ai l’honneur de porter à votre connaissance le fait suivant :

Je suis, de mon métier, pianiste virtuose et j’ai donné, la semaine dernière, dans la salle du Conservatoire, un Récital consacré à des oeuvres de compositeurs modernes.

Désirant assurer à ce concert un éclat digne des oeuvres que j’avais l’honneur d’interpréter, j’ai donné carte blanche à mon impresario et, en frais divers, dont la plus grande partie était consacrée à la publicité, j’ai dépensé la somme de quatre mille francs.

Le public a répondu avec élan à cet appel, et j’ai eu la joie inespérée de faire mille vingt-deux francs cinquante de recette, de sorte que, jusqu’à l’arrivée de votre distingué représentant et de celui de la Société des auteurs, je n’étais en déficit que de deux mille neuf cent soixante-dix-sept francs cinquante. Les personnes compétentes qui ont eu, ce soir-là, connaissance de ce bilan, m’ont assuré que c’était un résultat magnifique et tel que peu de mes confrères seraient capables d’en enregistrer un semblable.

L’employé de la Société des auteurs s’étant présenté peu après, j’ai été avisé que j’avais à verser entre ses mains la somme de cinquante et un francs vingt centimes, soit 6% de la recette brute; redevance bien légitime, puisque la plus grande partie de cette somme servira à constituer, aux membres les plus fortunés de la Société, une pension de retraite à laquelle n’auront probablement jamais droit les auteurs que j’ai interprétés ce soir-là ; la qualité de leur musique leur interdisant d’être jamais admis aux honneurs du sociétariat.

L’arrivée de votre représentant, Monsieur le Directeur, nous a permis de clarifier les comptes et de donner à mon déficit une ampleur qui lui manquait. Ce fonctionnaire m’a soulagé d’une nouvelle somme de sept cent onze francs dix centimes, de sorte que le solde des pertes se chiffre par la somme de trois mille cent trente neuf francs quatre-vingts centimes. 

Je croyais en avoir terminé avec cette partie de mon Récital, lorsque est intervenu un représentant de l’administration des domaines. La salle du Conservatoire appartenant à cette administration, il est perçu, à son profit, une redevance de 8% sur le chiffre brut de la recette, cette somme étant destinée à alimenter le fonds d’entretien de l’établissement.

De ce fait, le déficit de ma soirée se monte à trois mille deux cent vingt et un francs cinquante- six centimes. Mon impresario a bien voulu m’assurer que, selon toutes probabilités, je n’ai pas à attendre d’autres redevances, sauf celles que le Parlement peut voter dans le futur, à titre rétroactif.

Étranger aux coutumes de votre beau pays, je me suis demandé, Monsieur le Directeur, si je n’étais pas le jouet d’une illusion ou la victime d’une erreur. En voyant entrer dans la salle — une fois mon déficit constaté — un représentant de l’Assistance publique, je m’étais imaginé que ce fonctionnaire avait pour mission de m’apporter, à titre de secours, douze pour cent du montant de mes pertes. Bien que les faits m’aient, jusqu’ici, détrompé, je me permets de venir vous demander si ce n’est pas ainsi que les choses devaient se passer et si vos instructions n’ont pas été prises à rebours.

En cet espoir, j’ai l’honneur d’être, Monsieur le Directeur, votre très humble et très obéissant serviteur.

                                                                                              BIRNSKOENIG

Monsieur le Directeur a un sourire de triomphe. Non, l’Assistance publique n’est pas près de chômer, tant qu’il se donnera des concerts à Paris (et rien que la semaine dernière il s’en est donné une soixantaine). Il prend une belle feuille de vélin administratif, et sans prendre la peine d’appeler une dactylo, écrit de sa propre main, de sa main directoriale, la réponse suivante :

 Monsieur,

Bien que votre qualité d’étranger vous écarte, à priori, des bienfaits que prodigue, à nos populations, une administration paternelle, je tiens à vous dire que l’Assistance publique examinera le cas que vous me signalez avec la plus grande bienveillance.

Si vous êtes arrivé à l’âge exigé pour votre admission, nous vous réserverons volontiers une place à l’asile départemental de Nanterre.

Si vous êtes, au contraire, très jeune, et si vous avez l’intention de poursuivre la carrière dans laquelle vous vous êtes engagé, nous signalerons à votre famille que votre admission à la Maison de Charenton se fera, sur son désir, sans la moindre formalité.

 J’ai honneur d’être, etc…

                                                                                                                           [Illisible]

 

P S — Ce petit conte peut prendre place dans la série des sept plaies de la musique. Cette plaie là est la plus laide de toutes.

L. FLEURY.

Source : Le Monde Musical Décembre 1925 – Bibliothèque Nationale de France http://ark.bnf.fr/ark:/12148/cb328183825

 

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