Les Sept Plaies de la Musique – 1. Le Billet à Prix Réduit
L E S S E P T P L A I E S D E L A M U S I Q U E
1. Le Billet à Prix Réduit
Ma première expérience du système des billets à droits remonte à quelque trente ans. C’était alors une nouveauté. Au cours de l’été torride de 1895, d’aimables voisins me confièrent obligeamment qu’ils pouvaient se procurer des billets de faveur pour le Théâtre du Château d’Eau et me prièrent de me joindre à eux. C’était le moment où une vague de charité féminine déferlait sur Paris. Tous les matins, dans Le Journal, Séverine vidait ses glandes lacrymales, qu’elle a fort développées, sur une nouvelle infortune ; et tous les après-midi, une étoile de beuglant, Eugénie Buffet, chantait dans les cours au profit des pauvres. Elle faisait cela comme l’oiseau respire, son genre de talent ayant trouvé là son véritable cadre.
Le Théâtre du Château-d’Eau (aujourd’hui Alhambra) était alors dirigé par le père Lemonnier, un vieux routier du mélodrame, à la fois auteur, directeur et mari d’Etoile. Sa femme, une grosse commère, haute en couleur et forte en gueule, faisait les délices de Belleville et de la Bastille dans des rôles faits à sa taille. Elle était certes capables d’emplir, à la fois, une scène et une salle. Mais j’ai dit qu’il faisait chaud, et la recette marchant en sens inverse du thermomètre, l’astucieux Lemmonier intercala dans la pièce idiote qui tenait l’affiche (cela s’appelait Les Misères, ou Les Enfants, ou Les Horreurs de Paris), une scène qui venait dans l’action comme des cheveux sur la soupe, mais qui permettait à Eugénie Buffet de transporter sur le plateau ses exploits de plein air. Le fait est que le succès rebondit assez pour permettre au père Lemonnier de doubler le cap de la canicule.
À cette époque, le billet de faveur constituait encore une faveur — du moins le croyions-nous — et nous ne prêtâmes qu’une attention distraite, à une petite note imprimée en caractères minuscules au bas du billet : nous étions informés que nous aurions à acquitter un droit de 0,25 par place. Ayant fait toilette, nous nous dirigeâmes vers la place de la République : la rue de Malte présentait une grande animation. Nous étions un peu en retard. Du contrôle principal, où nous nous étions d’abord présentés, on nous renvoya assez rudement à une caisse annexe, et le contrôleur, ayant touché notre argent, nous indiqua la queue qui se pressait devant un couloir spécial. Nous suivions docilement la foule. A l’étage des fauteuils, on nous dit : « Plus haut ». A celui du balcon, on nous répéta : « Plus haut », de même qu’aux premières galeries. Lorsque nous touchâmes de la tête le dernier plafond, une mégère en bonnet blanc nous barra la route, et découvrant une bouche démeublée, susurra : « Messieurs-Dames, soyez gentils pour votre ouvreuse et vous serez bien placés ». Nous versâmes un coquet pourboire en ses mains sales. Lors, elle nous poussa dans une étuve obscure qui n’était autre chose que le poulailler. La pièce était déjà commencée ; toutes les places assises étaient occupées ; nous n’avions comme seul refuge que la barre d‘appui, derrière laquelle, en nous tordant le cou, nous pouvions apercevoir, de biais, un petit coin de scène.
Outre le terrible relent humain qui se dégageait de la foule populaire, il me montait à la gorge une odeur étrange. Il fallut les lumières de l’entr’acte pour que je m’aperçusse que, depuis trois quart d’heure, je m’appuyais sur une vielle chaussette trouée autour de la rampe. JE N’INVENTE RIEN, est-il besoin de le dire ? On n’invente pas ces choses-là !
Cependant, Nini Buffet, les poings sur la hanche, un accroche-coeur lui battant l’oeil, exagérant le genre canaille, dégoisait la Sérénade du Pavé et faisait pleuvoir autour d‘elle les petits et les gros sous. J’avais une forte envie d’en réclamer ma part. En droits d’entrée et pourboires inutiles, j’avais déjà payé, pour rester debout, plus cher que ne valait la place assise, prise au bureau par la voie ordinaire. Mais la sagesse des Nations nous apprend qu’à quelque chose malheur est bon, et qu’il faut que jeunesse s’instruise. En une soirée, j’avais appris que Lemonnier avait du génie, et que, par les temps très chauds, la saison des poires est précoce. Cela valait bien la dépense.
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L’idée fut reprise un peu plus tard, aux Folies-Dramatiques, par Victor Silvestre, directeur-équilibriste, dont la spécialité était de rendre la vie aux affaires agonisantes, à moins qu’il ne tuât celles qui se portaient bien. C’est lui qui commença d’asséner à la clientèle, par doses massives, les billets à Vingt sous. On voyait à la porte de son théâtre, vers la fin des pièces mal parties, de longues files de spectateurs alléchés par le mot magique de « faveur » et qui ne croyaient pas payer trop cher, à ce prix-là, le plaisir de savourer les plaisanteries au rabais de « L’Auberge du Tohu-Bohu » ou les innocentes grivoiseries de « La Timbale d’Argent ». Lorsque la salle était pleine, on fermait la porte au nez des retardataires en les priant de repasser le lendemain. Cette ingénieuse combinaison donnait aux salles de spectacles voisines de la faillite un aspect des plus florissants. J’appartenais à cette époque lointaine à l’orchestre de la maison. Nousn’approchions jamais de l’échéance de fin de mois sans une sourde appréhension, mais tel est le besoin d’optimisme qui règne au théâtre que, tout en sachant la caisse vide, nous nous réjouissions de jouer devant des salles pleines.
Je n’irai pas plus loin dans l’historique du système. Par le moyen détourné du billet Quinson, par l’application en grand de l’envoi à domicile des billets dits à prix réduit, par le méli-mélo savant des taxes d’Etat avec les droits habituels, auquel personne ne comprend goutte, nous sommes arrivés à faire de tout Parisien, depuis le plus humble commis de magasin jusqu’au magnat de la haute finance, un détenteur automatique de billets de faveur qui lui donne en permanence le droit de payer sa place plus cher qu’au bureau. Ainsi tout le monde est content, et il faut bien croire que le système a du bon, puisqu’il est appliqué partout à Paris.
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Cependant, une jeune société de musique de chambre, la Société Moderne d’Instruments à Vent, fondée en 1895 par Georges Barrère et Louis Aubert, qui, dès sa fondation, avait voué le meilleur de son activité à la diffusion de la jeune musique, commençait à faire parler d’elle et rêvait d’étendre le champ de ses expériences. Peu après l’Exposition de 1900, Barrère me fit l’honneur de m’appeler à collaborer avec lui. Il était première flûte et secrétaire. Je devins tout de suite seconde flûte et trésorier. Ce dernier emploi était relativement facile, et exigeait plus de diplomatie que de connaissances financières : il s’agissait de combler les déficits de l’exploitation par les cotisations des exécutants ; en 1900, comme en 1925, les seuls vrais Mécènes de la Musique, à Paris, c’étaient les musiciens.
J’ai sous les yeux une photographie de notre groupe, prise au cours d’une répétition. Barrère pointe vers une faute de copie une flûte investigatrice, et moi, je compte sur mes genoux une petite liasse de billets de banque. C’était des billets de la Sainte-Farce, car jamais, au grand jamais, en ces temps heureux où la Banque de France n’imprimait point de billets au-dessous de cinquante francs, l’actif de la Société n’a pu se compter en papier.
Mais nous avions de l’ambition, et la suite a montré que nous n’avions pas tort. Ayant résolu de donner nos concerts dans le cadre, jugé alors somptueux, de la salle des Agriculteurs, nous songeâmes au moyen de faire une recette sans trop compter sur la générosité des « cochons de payants ». Or, Barrère et moi avions été les pensionnaires de Victor Silvestre aux Folies-Dramatiques, et nous avions encore dans l’oeil la ruée des porteurs de billets à droits vers le contrôle. Nous décidâmes donc d’appliquer au concert le système qui florissait si bien au théâtre. J’en arrive ainsi à cette confession qui me coûte : l’inventeur du billet à prix réduit au concert, l’homme qui, par cette idée funeste, a contribué à plonger dans le marasme une institution qui ne marchait déjà pas très bien sans cela, c’est le signataire de ces lignes. Si d’indulgents amateurs pensent au contraire que j’ai rendu un grand servi à la Musique, qu’on me prépare ma statue ; il faudra la faire de papier mâché. On en trouvera de grandes quantités dans les corbeilles, sous forme d’enveloppes non ouvertes pleines de ces billets multicolores qu’on ne lit même plus.
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La petite contribution que nous demandions à notre public était modeste : cinquante centimes par personne ! Nous aussi nous distribuions nos billets à doses massives. Encore ne les envoyions-nous qu’aux petites gens et aux artistes: élèves du Conservatoire, membres des sociétés d’amateurs de quartier, musiques militaires etc. Au début ce futur triomphe. L’élément Conservatoire brillait par son absence: les jeunes martyrs qui font huit heures de gammes par jour ne vont pas au concert. Ce qui donnait merveilleusement, c’était l’armée. Stimulés par leur chefs, les jeunes musicos des régiments parisiens nous arrivaient en masses compactes. On les fourrait à la galerie, et nous jouions dans la lumière éblouissante que faisait, au premier étage, cette masse de pantalons et de képis garance. Les artistes, les compositeurs, et un certain nombre de concierges venaient à nous en foule. Nous avons gardé la sympathie des premiers. Quant aux autres, ils désertèrent vite les séances où il n’y avait ni comiques, ni étoiles de l’Opéra. Et puis, nous avions des imitateurs. Les sociétés de musique de chambre, les petits solistes besogneux sautèrent sur l’idée nouvelle. Les billets à 0,50, puis à 1 franc, puis à 1fr 50 commencèrent de pulluler, à mesure qu’augmentait, déplorablement, le nombre des concerts. Le zèle des auditeurs se ralentissant, d’ingénieux organisateurs étendirent le champ de la clientèle. On envoya des billets dans les pensions de famille, ingénieuse idée qui met à la portée de riches jeunes Américaines des billets à prix réduits alors qu’elles ne demandent qu’à payer leur place. On fit droit à toute demande sans contrôle, de sorte que si Sir Basil Zaharof se faisait inscrire dans les agences sur la liste des billets à droits, il recevrait régulièrement son service. Quelqu’un que je ne nommerai pas alla plus loin encore : il mit des billets chez les éditeurs, à côté du bureau de location. Ainsi le riche amateur, venu là pour payer sa place quinze francs, trouvait la même à sa portée pour la somme de deux francs cinquante. Qu’on ne me dise pas que j’exagère !… Ces choses sont archi-connues. Ne pensez-vous pas qu’il serait temps de réagir ?
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Il faudrait voir d’abord ce que le système rapporte. Il faut dire tout de suite que les abus que je signale ne se produisent pas pour les concerts d’artistes célèbres, et qu’ils fleurissent surtout lors des concerts de débutants ou d’artistes étrangers, des gens sans public, à qui l’on veut, à toute force, procurer des auditeurs. Mais il ne faut pas croire que les vrais artistes n’en pâtissent pas ! Cette avalanche de petits papiers a engendré un état d’esprit redoutable. Les amateurs ne veulent plus croire qu’une place de concert est une marchandise comme une autre, qui s’achète chez le marchand. Journellement sollicités d’aller au concert pour rien (ou pour soi-disant rien), ils considèrent comme une injure d’être invités à payer leur place. Les agents de concerts sont assaillis de demandes de gens du monde qui prétendent entendre Cortot, Casals ou Kreisler gratis pro deo.
C’est entendu, il n’est pas fait droit à leur requête. Mais alors ils se contentent de rester chez eux, attendant des jours meilleurs : l’aubaine d’un artiste étranger, débutant à paris, la faiblesse d’un artiste de valeur craignant de jouer devant une demi-salle. Mais le plus grand danger est celui-ci : le nombre surabondant des concerts décourage les amateurs, et comme le prétendu petit droit est de plus en plus élevé, les seuls auditeurs intéressants, c’est-à-dire les professionnels, se sentent incapables de répondre à un tel déluge de sollicitations. Et les salles sont vides…
On arrive alors à ce résultat paradoxal que, pratiquement, les artistes achètent leurs auditeurs ! Et je me fais fort de démontrer qu’ils doivent y mettre le prix.
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Deux exemples me viennent à l’esprit. Au cours de la saison dernière, j’ai assisté à deux récitals de piano donnés, l’un rue du Mail, l’autre avenue Kleber, par deux artistes excellentes, qui jouissent dans leurs pays respectifs de la plus grande considération, et qui désiraient ajouter à leurs succès la consécration d’un triomphe à Paris.
Les deux concerts avaient été parfaitement organisés. L’affichage (je parlerai un jour de l’affichage) était très bien fait ; les annonces dans les journaux suffisamment nombreuses ; et je sais que les billets à droits avaient été répandus avec la plus grande générosité. Au premier de ces concerts, il y avait exactement quatre-vingt sept auditeurs, et au second vingt-neuf !!
On sait que l’imprimerie coûte cher, par le temps qui court. Un programme, un billet, une enveloppe et un timbre, cela représente une petite somme. Or, je me suis laissé dire que pour une artiste inconnue, il est d’usage de lancer à travers Paris un minimum de trois mille enveloppes.
Mettons les frais d’impression des programmes et billets au chiffre ridiculement bas de 100 francs le mille, et les frais d’envoi au tarif syndical de 80 francs le mille. Nous obtenons, rien que pour l’envoi de trois mille billets à droits, un total de cinq cent quarante francs.
Quatre-vingt-sept personnes ayant répondu à l’appel de la première artiste (je compte largement, car il y avait dans la salle deux ou trois critiques qui n’avaient rien payé du tout), la recette venant de ces sept douzaines de gens courageux se montait, à raison de trois francs par place, à la somme de 261 francs.
261 ôtés de 540 font 279. 279 divisés par 87 font 3,20. Je suis fondé à prétendre que Mme X….a payé ses auditeurs, ce soir là, à raison de trois francs vingt pièce.
Son infortunée compatriote les a payés encore plus cher. Faisons le même calcul sur vingt-neuf auditeurs. 29 X 3 = 87. 87 ôtés de 540 font 453. 453 divisés par 29 font 5,60. L’auditeur de la seconde soirée était côté quinze francs soixante. C’est un chiffre !
Or, ces trois francs vingt, ou ces quinze francs soixante, n’ont profité à personne, sinon à la corporation très florissante, des imprimeurs et à l’Administration des P.T.T. Sortis de la Musique, ils ne sont pas retournés à la Musique. Personne, parmi ces auditeurs coûteux, n’a eu l’impression qu’il était payé de son dérangement et que l’expérience valait la peine d’être renouvelée. Il en eût été tout autrement si l’affaire avait été conduite de la façon que je vais dire.
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Puisqu’il est convenu que les concerts doivent coûter de l’argent à ceux qui les donnent, et que le but unique de ces manifestations est de changer de martyrs et de faire entendre, au plus grand nombre d’inconnus possible, les morceaux dont on rebat durant six mois les oreilles de ses voisins, pourquoi ne pas établir un système de primes, ou si l’on aime mieux de jetons de présence ? Ces 540 francs dépensés en pure perte seraient mis à la disposition du public. Entrerait qui voudrait. On remettrait à chaque auditeur un petit carton (rien n’empêcherait qu’il fût fait une lucrative publicité au verso). A la fin de la séance, le contrôleur répartirait la somme totale entre les présents. C’est ainsi que cela se passe à l’Académie. Les auditeurs seraient d’autant plus enthousiastes et disposés à la bienveillance qu’ils seraient moins nombreux et, lors des concerts à grand rendement, les nombreux présents auraient au moins la certitude d’être remboursés de leurs frais d’autobus. L’Etat lui-même n’y perdrait rien. Privé de la taxe sur la recette, il se rattraperait par l’impôt sur le revenu augmenté des mélomanes. Et la musique y gagnerait de nouveaux adeptes. Les professionnels se lasseraient vite de cette nouvelle façon de courir le cachet ; mais nombre de gens inoccupés, parmi lesquels je placerai au premier rang les prolétaires chassés du Louvre et du Luxembourg par l’établissement antidémocratique du droit d’entrée, seraient enchantés de passer une soirée au chaud, mollement bercés par les sons enchanteurs d’une Barcarolle ou d’un Nocturne, entendus dans le vague d’une douce somnolence. Il y a là une mine à exploiter pour les gens ingénieux, et puisque ma première invention a mal tourné, je ne puis mieux faire que de mettre la seconde à la disposition de mes confrères.
Il n’est pas dit que je l’expérimenterai moi-même. On peut être un grand novateur sur le papier et manquer de hardiesse dans la pratique, mais je grossirai avec plaisir le nombre des auditeurs, surtout les soirs de verglas, lorsqu’il y aura quelque chance de toucher un jeton un peu substantiel.
L. FLEURY
Source : Le Monde Musical – Novembre 1925 – Bibliothèque Nationale de France http://ark.bnf.fr/ark:/12148/cb328183825
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