À    P R O P O S   D E   

L A   G R È V E   D E S   T Z I G A N E S 

 

Par une singulière coïncidence, au moment même où s’imprimait mon article sur les syndicats de musiciens [1] une grève générale des orchestres dit « tziganes » éclatait à Montmartre. Si une grève n’avait pas, le plus souvent, tant de douloureux à-côtés, je serais tenté de me réjouir d’un incident qui remet en sujétion en pleine actualité. Personne n’ignore, je pense, que les « tziganes » de nos établissements de nuit, sont, pour la plupart, d’excellents musiciens parisiens que les hasards de la profession ont poussé à revêtir la tunique à brandebourgs des hongrois et des roumains. Ce sont, pour le plus grand nombre, de fort habiles musiciens d’orchestre, et certains d’entre eux sont gens de talent. On se demandera quelles raisons ont pu les déterminer à faire un pareil métier : l’explication est fort simple et je n’aurais pas besoin d’y revenir aujourd’hui si un petit accident (deux pages égarées dans le trajet entre les bureaux et l’imprimerie de la S.I.M.) n’avaient enlevé à mon précédent article quelques précisions sur la situation matérielle des musiciens d’orchestre avant la fondation de leur syndicat. 

1° Il y a eu ces 20 dernières années, un tel afflux de musiciens à Paris que le nombre des chômeurs, en certains saisons, dépasse celui des musiciens employés.

2° Les théâtres de musique pure, ou les orchestres symphoniques, n’emploient pas le 1/10 de l’effectif total des musiciens parisiens. 

3° Il n’existe pas un seul établissement à Paris donnant à son personnel une somme de travail annuel suffisante pour occuper son activité, et un salaire assez rémunérateur pour le faire vivre. 

En conséquence les musiciens, dans leur grande majorité, sont contraints d’exercer leur profession n’importe où n’importe comment. Ils doivent surtout cumuler le plus d’emplois possible, jouer la meilleure et la pire musique, courir sans relâche aux quatre coins de Paris. Ceux qui jouent d’un instrument privilégié tel que le violon ou le piano ont la ressource – bien aléatoire – du professorat. Les autres, les gros instruments, les cuivres notamment, seraient-ils dans leur spécialité des Paganini ou des Rubinstein, n’arrivent à boucler leur budget qu’en acceptant en bloc toutes les besognes : enregistrement de disques phonographes, bals de nuit, etc, etc. Et tout cela sans aucune certitude de durée. C’est une honte pour l’organisation de la musique à Paris que durant de longues années, certains solistes de nos grandes associations symphoniques aient dû affronter les responsabilités de leur concert du dimanche après avoir soufflé des valses et des quadrilles de dix heures du soir à six heures du matin dans les bals à grand orchestre du Grand Hôtel et du Continental et ceci pour un salaire misérable. 

Car ce métier qui nécessite de nombreux frais de déplacement et de tenue et comporte tous les risques des professions dites libérales, s’il n’exige pas une grande dépense de talent, demande au moins un certain effort physique. Sait-on combien les musiciens de théâtres étaient payés avant la grève de 1902 ? A l’Opéra, on trouvait encore des emplois de 1500 fr par an. Il y avait à l’Opéra-Comique des premiers violons à 135 fr  par mois. Dans les théâtres et music-halls les appointements allaient de 150 fr (pour les solistes) à 120, 100 et jusque’à 75 fr par mois ! Et, si les matinées étaient payées à part (souvent à 1/2 tarif), toutes les répétitions, – même celles de nuit, après le spectacle ! – étaient dues gratuitement aux directeurs. Bref, de sérieuses statistiques l’ont prouvé, le salaire moyen d’un musicien évoluait entre 2 fr  et 4 fr.50 par service. Et l’on s’étonne que ces gens là se soient mis au rang des prolétaires et employé leurs moyens d’action pour améliorer leur sort !

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Je n’ai suivi que de loin la grève des tziganes et ce sont les journaux qui m’apprennent aujourd’hui la fin du conflit, à leur avantage, paraît-il. Jusqu’ici l’action syndicale avait eu peu de prise sur eux : ils tiraient le plus clair de leurs ressources du produit des quêtes et le gouvernement a interdit les quêtes. Il y aurait long à écrire là-dessus et la place m’est mesurée. Les chefs d’établissement de nuit devront donc payer directement leurs musiciens : les violon-solo toucheront désormais 13 fr. par nuit et les autres 10 fr. Ils joueront de minuit à 5 heures du matin, mais ils auront droit à une minute de repos entre les morceaux. Vous avez bien lu : une minute entière !!  Allons ! Ce sont d’heureux gaillards….

 

L. FLEURY

[1] Numéro du 1er Janvier (sic)

 

Source : La Revue Musicale (S.I.M.) Mars 14 – Bibliothèque Nationale de France  – http://ark.bnf.fr/ark:/12148/cb32860854d

1 – Sauf en cas d’incapacité notoire, ce qui est juste. 

2 – En 1893, un théâtre qui n’avait jamais cessé de posséder un orchestre permanent depuis 1807, congédia pour un période de 15 jours, tout son orchestre, parce que l’auteur de la comédie nouvelle ne désirait point d’orchestre pour les entractes 

 3 – Loi Waldeck Rousseau sur les syndicats professionnels. 

 4 – sauf de l’Opéra et de l’Opéra-Comique dont la situation était particulière.

 5 – Cette dernière clause ayant été suggérée par M. Carré lui-même.

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