Histoires de Syndicats
H I S T O I R E S D E S Y N D I C A T S
Les musiciens d’orchestre ont, de tous temps, souffert de maux professionnels dont certains me paraissent incurables. L’organisation de la musique et des spectacles, à Paris, est, personne ne l’ignore, éminemment instable et fantaisiste. Je ne ferai point de personnalités ; j’espère ainsi ne blesser personne en affirmant que si l’on appliquait à l’industrie minière ou métallurgique, voire même à la couture ou à la mode, les procédés d’exploitations en usage au Théâtre, il s’ensuivrait une perturbation économique qui mettrait, à bref délai, la France par terre.
Le moindre exemple que j’en puis offrir est cette prodigieuse hécatombe de Directions qui a sévi sur Paris depuis vingt ans. Quel boulevardier très informé serait capable de citer de mémoire, même après 20 minutes de réflexion, les noms des directeurs des 30 plus importants établissements de Paris ? Les professionnels s’y perdent (les fonds des commanditaires aussi). Les théâtres parisiens qui, dans le bon vieux temps, restaient ouverts toute l’année, possédaient une troupe et un personnel, ne sont plus que des salles en location, au même titre que les salons pour repas de noces. On y organise des « saisons » qui voudraient être de dix mois et qui durent souvent dix jours. Le cabinet directorial n’est plus qu’une sorte de salle d’attente, ou, plutôt, un bureau de ministre, avec cette différence qu’ici, l’huissier même ne dure pas plus que le Patron.
Cette organisation charivarique suffit au public parisien. Elle le satisfait même dans son goût pour les potins, les « on-dit », les devinettes, auxquels il s’intéresse bien plus qu’à la littérature dramatique ou à la musique. Elle offre moins d’agrément aux malheureux artistes. Ballotés toute leur vie de théâtre en théâtre et de concert en concert, ils sont indéfiniment à la recherche d’une position. Pour les musiciens d’orchestre la situation est celle-ci : sur les trois mille cinq cents ou quatre mille professionnels de Paris, un peu moins de deux cents sont assurés d’un engagement à vie [1] : ce sont ceux de l’Opéra et de l’Opéra-Comique, que leur qualité de quasi-fonctionnaires met à l’abri des risques d’un changement de direction. Tous les autres, quoique souvent liés à leur direction par un engagement écrit, n’ont pour les garantir de la mise à pied que les chances les plus problématiques [2].
Pour remédier à cette situation lamentable les musiciens avaient depuis longtemps songé à l’union, car tout effort isolé est voué à l’impuissance. Le premier essai d’organisation collective dont j’ai connaissance eut lieu en 1876 et eut pour promoteur M. Souchon que nous avons connu depuis comme agent de la Société des Auteurs. Notre collègue Gabriel Lefeuve a publié sur cette tentative une étude fort complète et fort intéressante qu’on pourrait lire avec fruit dans la collection du « Courrier de l’Orchestre » (année 1901-02). Cette Association syndicale, qui fit beaucoup parler d’elle, n’obtint jamais aucun résultat pratique. Il est bon de dire qu’elle resta toujours sur le terrain le plus pacifique…Elle mourut d’inanition en 1894.
Le second essai fut tenté vers 1895. Il était, avant tout, nationaliste. Les militants d’alors n’avaient envisagé qu’un côté de la question et s’étaient mis dans la tête que le seul mal dont souffrait la corporation était la concurrence des musiciens étrangers. D’impressionnantes statistiques démontraient, clair comme le jour, que le nombre des Italiens et des Belges employés dans les orchestres parisiens, atteignait, s’il ne le dépassait pas, celui des chômeurs français, et que leur exclusion entraînerait fatalement la suppression du chômage. Il y avait une part de vérité là dedans, quoique les proportions admises fussent exagérées. Mais quand même le départ de ces intrus aurait permis la réintégration de nos nationaux dans les orchestres, les emplois reconquis n’en eussent pas automatiquement été rendus plus avantageux.
Une réunion à laquelle tous les musiciens de Paris étaient conviés fut organisée dans la salle du Trianon-Concert. J’y assistais. Je vois encore un malheureux violoniste italien se prévaloir de son long séjour en France comme d’un droit à y terminer sa carrière. Il fut vertement hué, de même qu’un corniste, très Français, celui-là, qui réclamait l’absolution pour les étrangers ayant combattu sous le drapeau français en 1870. L’Assemblée n’admettait de grâce pour personnes, il lui fallait l’expulsion à bref délai. On la vota sur le champ et on élit un Comité. Le dit Comité loua un petit bureau rue Cadet, y installa un office de placement qui ne plaça jamais grand monde, et, s’il ne fut pas expulsé lui-même par le propriétaire, dut tout au moins vider les lieux sans avoir jamais expulsé personne. L’association avait vécu.
En 1898-99, nouvelle tentative : essai de constitution d’une société civile, avec des statuts copiés exactement sur ceux de la Société des Auteurs, et le principe de la perception des droits appliqué à celle des salaires. Il y aurait gros à écrire sur cette hérésie. Tentative mort-née.
Et la situation empirait.
C’est alors que quelques musiciens prirent l’initiative de former une nouvelle association. Les expériences précédentes avaient échoué. Ils cherchèrent une formule nouvelle et la trouvèrent dans le syndicalisme.
Le syndicalisme faisait déjà beaucoup parler d lui, mais il n’en était pas encore à la période triomphante qu’il a connue depuis.
Néanmoins ses succès dans le monde ouvrier avaient eu assez de retentissement pour forcer l’attention. Il est donc naturel qu’ayant épuisé toutes les formes d’associations, les promoteurs du mouvement se soient tournés vers la seule expérience qui leur restait à faire. Ils y étaient encouragés, d’autre part, par l’exemple de l’étranger et même de la province. Les résultats obtenus en Amérique par les « Unions » de musiciens avaient eu un retentissement énorme. L’ Allemagne possédait une Fédération fort prospère et l’Angleterre également. En France, un syndicat existait dès 1894 à Nancy, dès 1898 à Lyon et à Nantes. Les organisateurs du nouveau groupement parisien se mirent donc résolument sous la protection de la loi de 1884 [3] et, pour frapper un grand coup, aux registres de la Bourse du travail. Ils installèrent un bureau dans un des locaux de la Bourse, rue du Château-d’Eau, et, après quelques réunions préparatoires tenues un peu partout, tinrent leurs assemblées générales dans la grande salle qui avait vu déjà tant de réunions tumultueuses de « prolétaires conscients et organisés ».
Il ne faut pas croire que cette idée suscita dès le début un grand enthousiasme. Les musiciens répugnaient extrêmement à ce contact avec la classe ouvrière, mais la nouveauté de l’idée la rendait impressionnante. Chose curieuse, les plus acharnés partisans de l’affiliation à la Bourse du Travail ne furent pas les musiciens de troisième catégorie. On peut relever dans la liste des premiers adhérents les noms d’artistes occupant un rang élevé dans la profession : solistes des grands concerts symphoniques, de l’Opéra-Comique et de l’Opéra. Ce sont ceux-là qui acceptèrent avec l’a moindre gêne la cohabitation avec les terrassiers et les zingueurs. Une conférence préliminaire faite par un jeune maître du barreau, M. Paul Bonjour, (qui, depuis a fait certain chemin dans la politique), la présidence d’honneur acceptée par Gustave Charpentier auquel vint se joindre bientôt Alfred Bruneau, tout ceci inspira confiance aux hésitants.
Toute une année fut passée au recrutement des adhérents. En avril 1901 ils étaient une poignée, en octobre environ 600, en mai 1902 plus de 1200. Jamais n’avait-on eu pareil élan.
Pour parvenir à ce résultat, le comité avait pris une résolution indispensable et malheureuse en même temps : l’admission a priori, sans restrictions, de quiconque se déclarait musicien. On a beaucoup reproché cela au syndicat : c’était l’entrée dans une association, artistique en principe, d’une foule de non-valeurs. Mais c’était un sacrifice nécessaire. Laisser à la porte les musiciens d’une certaine catégorie, c’était les engager à s’unir à leur tour, à lutter contre le syndicat à coups de réductions de tarifs ; c’était leur livrer tous les orchestres de second rang. Or, je l’ai dit déjà à Paris, le meilleur des musiciens est exposé à accepter par nécessité, l’emploi le moins artistique. On se résigna donc à l’admission en masse, quitte à sen ubir quelque gêne et une grande diminution de prestige.
C’est à ce moment, que, manquant de statistiques exactes et croyant avoir déjà réuni la majorité des artistes professionnels, le Conseil syndical décida de porter devant les directeurs de théâtres, le revendications de ses adhérents. Ceci fut voté en mai 1902, par une assemblée générale. On décida l’envoi, sous pli recommandé, à tous les intéressés, d’une sorte de « cahier » de doléances. La. Chambre syndicale faisait connaître aux directeurs que par suite de circonstances diverses, notamment l’enchérissement du prix de la vie, elle se voyait dans l’obligation de leur soumettre un projet de tarifs qu’elle souhaitait voir appliquer dès le début de la saison suivante. Les emplois étaient divisés en trois catégories – le tarif demandé pour la 1ère catégorie était de 8 frs par représentation, pour la seconde 7 frs e pour la 3ème 6 frs. Néanmoins, pour pallier à la gêne qu’aurait causé aux directeurs une si brusque augmentation de budget, la chambre syndicale leur proposait une transaction et réduisait à 6, 5 et 4 frs 50 ses prétentions pour la première année, 7, 6 et 5 pour la seconde et réservait à la troisième seulement l’application l’intégrale du tarif.
Pour la première fois elle posait en principe que tout dérangement mérite salaire. Elle demandait donc le paiement des matinées au 1/30 des appointements mensuels et celui de toutes les répétitions au tarif de 1 fr. de l’heure. Elle demandait enfin la limitation de la durée des services et un supplément de salaire encas de prolongation.
Ce cahier était rédigé dans les termes les plus déférents, où certains même trouvèrent une exagération de respect. Il ne s’y trouvait aucune menace, même déguisée, et le mot « grève » y était soigneusement évité ; on laissait aux directeurs un délai de 4 mois environ.
L A G R È V E
Là dessus, on attendit paisiblement les réponses. Il n’en vint qu’une ! Le directeur d’un café-concert, Ba-ta-clan, vint à la chambre syndicale, offrit de traiter et obtint ainsi par contrat, des conditions plus avantageuses. Si tous ses confrères avaient agi comme lui, l’action syndicale eut été entravée pour des années, les musiciens étant à cette époque tout disposés à se contenter du plus médiocre succès. Mais le dédaigneux silence de leurs employeurs les rendit furieux. Ils se fit au mois d’octobre une propagande inouïe, et quand le conseil syndical proposa le 30 octobre de décréter la grève générale de tous les orchestres parisiens [4], cette idée fut accueillie avec un enthousiasme délirant. La grève fut votée à l’unanimité moins une voix, celle d’un violoniste positiviste auquel ses convictions interdisaient d’employer ce moyen d’action brutal et anti-scientifique. Le malheureux faillit se faire écharper. On se souvient du bruit que provoqua cette grève originale. La presse s’en empara ; il y eut force dessins, caricatures, scènes de Revues, et un grand nombre de « leading articles ». On se montra en général, dans la presse, favorable aux grévistes, dont la situation, enfin connue, excitait beaucoup d’intérêt, et qui ne se livraient à aucune violence. Le public fut parfaitement indifférent. Il supporta très bien qu’on remplaçât, dans certains établissements, l’orchestre par un piano. Peut-être ne percevait-il pas la différence. D’ailleurs la plupart des directeurs cédèrent presque aussitôt. Pour ceux qui résistèrent il se produisit ce fait bizarre qu’ils durent engager des musiciens non-syndiqués à des tarifs égaux sinon supérieurs à ceux qui leur étaient réclamés. Question de principe. Une seule direction, celle de la Porte St-Martin, porta l’affaire sur le terrain judiciaire. Je note ceci parce que le cas est assez rare dans les conflits de ce genre. Elle refusa de payer à son personnel la quinzaine échue qu’elle lui devait, se laissa attaquer pour refus de paiement et riposta par une demande reconventionnelle en dommages et intérêts pour rupture de contrat. Elle fut condamnée à payer, mais obtint une légère indemnité en échange. Jugement qui pourrait être gros de conséquences dans les grands conflits du travail, si les patrons y avaient recours !…
En somme, la grève avait été un succès immense pour le Syndicat ; elle avait amélioré de façon sensible le sort des musiciens de Paris. Si la question des tarifs n’était pas définitivement résolue, les conditions de travail recevaient enfin une réglementation dans la plupart des cas et le principe de l’intervention du syndicat était admis ; ceci doit être considéré comme important. Trop de musiciens avaient payé jadis de la perte de leur place, le fait d’avoir porté les doléances communes devant le Patron, pour que l’intervention en pareil cas d’une organisation anonyme ne fut pas considérée comme un bienfait.
Un fait qui avait beaucoup aidé au succès du mouvement, c’est que tout ce que Paris comptait de bons musiciens avait adhéré au syndicat. Il était impossible, (il est encore impossible) de former un orchestre sérieux en se passant de musiciens syndiqués. La résistance patronale ne put s’organiser que dans quelques cafés-concerts et, encore, au prix de grandes déceptions. Les essais de résistance furent brisés dès qu’il s’agit de musique un peu relevée. En peu de temps, le nombre des adhérents augmenta de considérable façon. La Garde Républicaine adhéra en masse et l’Opéra, qui avait montré quelque résistance au début, céda également au mouvement.
D’ailleurs, ces mêmes orchestres, tenus en dehors du mouvement de 1902, s’agitaient à leur tour et, avec l’appui moral de la Chambre syndicale, et l’intervention officieuse du Ministère de l’Instruction Publique et des Beaux Arts, traitaient directement avec leurs directeurs. L’Opéra obtenait de certains avantages pécuniaires. A l’Opéra-Comique, les artistes musiciens trouvaient chez M. Albert Carré un accueil extrêmement favorable. Réglementation du nombre et de la durée des répétitions, paiement des heures supplémentaires, augmentation sensible du taux des appointements, paiement intégral des appointements aux artistes pendant l’accomplissement de leurs périodes d’exercices militaires [5], augmentation du tarif des matinées et des suppléments de scène, organisation de spectacles supplémentaires (telles les matinées du jeudi), tout un ensemble de mesures de cet ordre apportait à la situation un véritable bouleversement tout en faveur du personnel.
La grève générale de 1902 resta un fait unique. Elle s’accomplit sans violences réelles, mais selon certains rites, inévitables, toujours choquants pour les profanes. Un mot malheureux d’un compositeur illustre : « cette grève est ridicule », suivant une lettre du même Maître, blâmant les musiciens de s’unir pour la défense de leurs intérêts matériels déchaîna chez les grévistes une fureur telle qu’elle aboutit à la mise à l’index des oeuvres de ce compositeur. Cette mesure révolta bien des gens. Elle n’eut qu’un caractère provisoire, mais elle révélait un état d’esprit inquiétant. Il faut dire à la décharge des grévistes qu’ils n’avaient pas tiré les premiers. D’autres mises à l’index contre chefs d’orchestres, directeurs et musiciens dissidents, furent également blâmées. Elles étaient, et restent nécessaires : on lutte avec les armes qu’on possède. La force d’un syndicat réside dans le nombre de ses adhérents et dans leur discipline. Permettre à l’un d’eux de travailler au dessous des tarifs, c’est le permettre à tous ; faire une concession à un Directeur, c’est abdiquer devant les autres ; laisser aux dissidents le bénéfice, sans risques, d’avantages conquis de haute lutte par les syndiqués, c’est perdre la moitié de nos adhérents. Si elle n’alla pas jusqu’à la machine à bosseler et la chaussette à clous, la chambre syndicale usa de tous les moyens que l’exemple des syndicats ouvriers lui suggéraient, et il faut bien dire que c’est seulement à ces méthodes qu’elle dut la victoire.
Il me parait superflu de donner maintenant mon opinion sur le principe du syndicat. Dieu me garde de prétendre que le syndicalisme est un progrès ; je n’ose même pas le dire du téléphone, de l’automobile et des chemins de fer…mais puisque aucun de mes contemporains ne se sert des moyens de communications du bon vieux temps, je n’envoie pas mes lettres par courrier à l’autre bout de la France, et, pour voyager, je n’emploie ni diligence ni le coche d’eau. Tant qu’il existera des syndicats de mineurs pour faire monter le prix du charbon, des syndicats d’agioteurs pour faire monter le prix du pain, des syndicats d’ouvriers du bâtiment d’une part, et de propriétaires, de l’autre, pour faire monter le prix des loyers, je trouverai tout simple qu’il y ait un syndicat de musiciens pour faire monter le prix de la musique. Je suis syndicaliste comme je suis contribuable, parce que cela fait partie des nécessités de l’heure présente.
En ce qui concerne les musiciens d’orchestre, le syndicalisme a eu cet heureux effet qu’il a rétabli à leur profit un équilibre rompu. Il n’était pas admissible qu’au commencement du XX°siècle, une seule catégorie de travailleurs ait conservé un taux de salaires qui datait du Premier Empire. Les tarifs en vigueur, que je ne puis donner tout au long ici, mais que l’on peut trouver, dans l’Annuaire de la Fédération des Artistes musiciens, s’ils n’assurent pas aux musiciens de nos orchestres une situation brillante, répondent à peu près aux exigences de la vie actuelle. Un musicien de talent moyen, sérieux et un peu « débrouillard » gagne convenablement sa vie à Paris.
Il était inadmissible que les musiciens fussent placés hors les lois qui – à tort ou à raison – règlement le travail, partout, à l’usine et au magasin. Un chef d’industrie n’a pas le droit – même contre argent, même en donnant salaire double ; – de faire travailler son personnel au-delà d’un certain nombre d’heures. Un directeur de théâtre, fort d’un contrat signé, pouvait, autrefois, employer son personnel à toute heure du jour et de la nuit, en n’importe quel lieu et pour n’importe quelle raison…Le Syndicat, qui ne peut pas faire des Lois, ni obliger l’Etat à faire respecter les siennes – a tourné la difficulté en décrétant que « tout travail mérite salaire ». Il a obtenu ce résultat qu’on ne dérange que les musiciens que lorsqu’on en a besoin ; on ne prenait pas tant de précautions quand leur présence ne coûtait rien.
Il était pour le moins étrange que ces petits salariés fussent tenus de régler leurs conflits devant les juridictions les plus coûteuses. Dès qu’ils étaient en difficulté avec un directeur, celui-ci faisait porter la cause devant le tribunal de commerce ou le tribunal civil. Ces juridictions sont lentes et coûtent fort cher. La lutte était inégale.
Le syndicat a obtenu pour ses adhérents le bénéfice de la juridiction Prud’hommale. Les Conseils de Prud’hommes ne réalisent pas la perfection, mais la justice y va vite, est à peu près gratuite, et, dans les cas professionnels un peu épineux, la compétence des juges y est plus sûre qu’ailleurs.
Si la cause offre plus de gravité, le syndicat prend la responsabilité des frais et décharge absolument ses adhérents de tous soucis.
Pour les petits conflits – si fréquents – entre musiciens, il a été institué une commission d’arbitrage, qui connaît aussi des fautes contre le syndicat. Les résultats en ce qui concerne l’arbitrage sont surprenants.
Enfin le syndicat a entravé victorieusement l’action néfaste des Directeurs véreux. J’ai connu le temps où certains équilibristes de l’industrie théâtrale trouvaient le moyen, après trois ou quatre faillites retentissantes, d’ouvrir à nouveau un établissement en plein boulevard et d’y faire de nouvelles dupes. Leur ardeur se ralentit singulièrement lorsque le syndicat leur impose des garanties préalables : dépôt d’un cautionnement, ou paiement au cachet après chaque représentation.
Et qu’on ne vienne pas nous dire que cette précaution est une entrave à des efforts artistiques dignes d’intérêt. Il est sans exemple qu’une entreprise ait succombé sous les frais d’un orchestre ou d’un cadre de choeurs. Une affaire est bonne ou mauvaise ; elle dépend avant tout de l’intérêt qu’y apporte le public. Si le public ne s’y intéresse pas, il n’y a pas de système de petites économies qui puisse la sauver. Loyers trop chers, mises en scène ridiculement coûteuses sans profit pour l’Art, cachets d’étoiles formidables, prix de la publicité (ouverte ou occulte) scandaleux, voici les charges écrasantes sous lesquelles succombent tant de bonnes volontés directoriales. Lorsque le syndicat exige des garanties d’un directeur réputé douteux, il ne sert que les intérêts de ses adhérents. Lorsque les mêmes garanties sont exigées d’un honnête homme, le syndicat sert à la fois les intérêts des deux parties. Il met ainsi l’impresario en garde contre les dangers de sa propre illusion, et lui permet, en cas de chute, de tomber les mains nettes. Qui songerait à trouver cela mauvais ?…
MAIS…
Toute médaille a son revers. Le syndicat, ce n’est pas le Paradis et les musiciens ne sont pas des anges.
Les premiers temps du syndicalisme triomphant ont pu paraître odieux à bien des gens impartiaux. Les musiciens n’avaient pas la victoire modeste ; le souvenir des luttes récentes les accaparait à un tel point, qu’ils ne songeaient plus qu’à cela. Il est possible que la musique en ait quelquefois souffert et leur susceptibilité était devenue telle qu’on ne pouvait plus l’effleurer, même lorsqu’il ne s’agissait pas d’intérêts matériels. Chaque orchestre possédait son « délégué » il arrivait que ce délégué était combatif, et, ce qui est pis, orateur. C’étaient des discussions sans fin, des réclamations incessantes, des menaces intempestives, qui lassaient beaucoup de bonnes volontés. Dieu merci, cette ardeur s’est beaucoup calmée, et maintenant que le Syndicat est reconnu partout, cette propagande effrénée et encombrante n’a plus guère de raisons d’être.
Dans certains cas, ces luttes auxquelles les chefs d’orchestre prenaient part (le plus souvent dans l’intérêt de la direction), ont diminué l’autorité indispensable du chef. Certes, sur le terrain économique, chefs d’orchestres et musiciens sont égaux et ne se doivent aucuns égards particuliers. Mais comment supporter en patience les observations, parfois peu aimables, d’un chef d’orchestre qu’on a eng….(dirai-je ce mot académique ?) une demi-heure plus tôt à propos d’une question de salaire ? Or, sur le terrain artistique, un chef d’orchestre peut, doit même, agir en maître souverain. C’est l’école Lamoureux, l’école Colonne, et l’école Toscanini. On n’en niera pas les bienfaits au point de vue musical. Il y a toute une éducation à faire pour obtenir de nos compatriotes, ce « self-control », ce sentiment de la discipline des Anglais et des Allemands, grâce à quoi la démarcation entre les devoirs du syndiqué et ceux du musicien se fait aisément.
Enfin je constate – mais ceci n’est pas particulier au monde des orchestres – que la jeune génération est singulièrement pratique, et ferrée sur le « business », qu’elle connait sur le bout du doigt ses droits, et seulement son devoir strict. Il est difficile de lui demander un effort exceptionnel. La génération précédente était plus sentimentale, et on la remuait plus facilement pour l’amour de l’Art. Pourquoi faut-il qu’on en ait si souvent abusé ? C’est l’abus des répétitions prolongées jusqu’à 1 heure 1/2 qui nous vaut la levée en masse à midi précis, alors qu’il serait parfois si utile de travailler jusqu’à midi cinq.
Tout ceci aboutit à cette constatation qu’il nous faut, de plus en plus, des chefs d’orchestre adroits, expéditifs et psychologues. Nous n’en manquons pas, mais nous en voyons aussi qui ne réunissent pas ces qualités indispensables. Le chef d’orchestre bavard, le chef d’orchestre tatillon, le chef d’orchestre irritable, produits d’un autre âge, cela coûte très cher aux directeurs. Une répétition de concert symphonique à 80 musiciens, revient environ à 220 frs l’heure. C’est un Art de savoir donner à cette heure là son maximum de rendement…
L’avenir du syndicalisme chez le musiciens est, à mon avis, lié à celui du syndicalisme tout entier. On se plait à dire que nous traversons une période révolutionnaire ; si cela est, et si les « possédants » ont raison de s’en proclamer les victimes, que n’empruntent-ils ses méthodes à la classe ouvrière ? Une forte organisation de syndicats patronaux, loin d’affaiblir les syndicats ouvriers, leur donnerait au contraire une force nouvelle ; nous aurions peut-être de plus grands conflits, mais moins de meurtrières escarmouches, désolantes par leur fréquence et, souvent, par leur inutilité. Mais ce sont là des problèmes bien vastes. Il en est deux, très urgents, qui peuvent retenir pour le moment l’attention des musiciens ; s’ils gagnent convenablement leur vie à Paris, ils sont odieusement exploités dans les villes d’eaux et stations estivales. Ce ne sont pas les projets du gouvernement touchant les jeux, qui amélioreront la situation. En second lieu, il faudrait s’occuper un jour de l’hygiène dans les orchestres. Cette façon de parquer les musiciens dans les fosses poussiéreuses, étroites et puantes, est proprement une honte, et les locaux désignés sous le nom de « foyers » ou autres lieux, sont d’ignobles nids à microbes. Je ne parle pas du danger en cas d’incendie…N’y a-t-il pas à Paris une commission d’hygiène !
L. FLEURY
[1] Sauf en cas d’incapacité notoire, ce qui est juste. (sic)
[2] En 1893, un théâtre qui n’avait jamais cessé de posséder un orchestre permanent depuis 1807, congédia pour un période de 15 jours, tout son orchestre, parce que l’auteur de la comédie nouvelle ne désirait point d’orchestre pour les entractes. (sic)
[3] Loi Waldeck Rousseau sur les syndicats professionnels. (sic)
[4] Sauf de l’Opéra et de l’Opéra-Comique dont la situation était particulière. (sic)
[5] Cette dernière clause ayant été suggérée par M. Carré lui-même. (sic)
Source : La Revue Musicale Janvier 1914 – Bibliothèque Nationale de France http://ark.bnf.fr/ark:/12148/cb32860854d