L’Évolution des Pratiques Musicales
L’ É V O L U T I O N D E S P R A T I Q U E S M U S I C A L E S
L A M U S I Q U E D E C H A M B R E À P A R I S
I L Y A U N Q UA R T D E S I È C L E
Ma première intention, en m’asseyant pour écrire ce petit article, était de l’intituler « L’évolution du goût musical à Paris ». Mais à la réflexion, cela m’est apparu un peu trop ambitieux et, en même temps, un peu trop bienveillant. Parler de l’évolution du goût musical dans une grande ville, c’est dire que la musique y joue un rôle très important, que la majeure partie de la population s’y intéresse et qu’elle participe à l’éducation d’un peuple, au même titre que n’importe quelle autre domaine de l’enseignement. Or, à Paris comme à Londres, la musique, en tout cas la musique pure, est restée jusqu’à présent l’apanage de quelques élus, d’un petit monde très restreint, d’un monde dont la majorité des musiciens professionnels se tient soigneusement à l’écart, estimé par les habitués des concerts à quelque dix mille têtes tout au plus.
A première vue, une telle estimation semble extrêmement pessimiste. Deux opéras subventionnés par l’Etat se produisant toute l’année (sauf en cas de grève), quatre concerts symphoniques tous les dimanches après-midi – souvent à guichets fermés -, un nombre incalculable de concerts de musique de chambre et de récitals : tout cela semble faire de Paris une sorte d’Eldorado du musicien et une ville imprégnée d’harmonie. Mais une seconde enquête nous permet d’en venir au fait. Tout d’abord, il faut dissocier les habitués de l’opéra des vrais mélomanes. De quoi se compose un public d’Opéra ? Les fauteuils d’orchestre sont réservés à ceux qui viennent voir le ballet, les loges sont occupées par des personnes élégantes qui préfèrent bavarder et montrer leurs robes ; une poignée d’étrangers viennent compléter leur visite de la capitale entre une descente des catacombes et une ascension de la Tour Eiffel ; et enfin, sur les places les moins chères de l’étage, quelques dizaines d’amateurs d’opéra confondent l’art du chant avec l’art de la musique, et sont plus facilement impressionnés par un contre-ut que par la musique elle-même. À l’Opéra-Comique, l’ambiance est la même. Ces personnes seraient très stupéfaites si on leur demandait leur avis sur l’opus 111 ou sur le quatuor à cordes de Ravel. C’est aux concerts que les vrais mélomanes ont le plus de chances de se trouver, et je dois dire que le public y est sensible et prêt à s’enflammer pour une belle œuvre. Mais si l’on se rend régulièrement dans les salles de concert pendant environ deux ans, on se rend compte que l’on y voit toujours les mêmes personnes. Il y a ceux des Concerts du Conservatoire, vénérables traditionalistes qui répartissent judicieusement leur dimanche entre les trois fonctions suivantes : bain hebdomadaire et messe le matin, et deux heures de musique classique l’après-midi, sanctifiant ainsi la journée en vénérant la Sainte Trinité de l’hygiène, de la religion et de l’art. Cela représente 900 personnes. Viennent ensuite les habitués des Concerts Colonne, attirés il y a des années par le culte de Berlioz, qui écouteraient sans se plaindre la « Damnation de Faust » vingt-quatre fois par an, si Gabriel Pierné ne faisait pas des efforts surhumains pour les attirer vers autre chose. Estimons-les à 3 000, et passons au public aristocratique de la salle Gaveau, quelque 1 200 fidèles qui partagent leur enthousiasme entre Beethoven et Wagner et se contenteraient de ces deux maîtres toute leur vie. Quant aux Concerts Pasdeloup, qui se sont installés sur les Champs-Elysées, après avoir régné à l’Opéra et au Cirque d’Hiver, ils proposent des programmes éclectiques au profit de quelque 2 000 personnes. Nous avons donc 900 + 3 000 + 1 200 + 2 000 = 7 100 habitués, toujours les mêmes, comme peut en témoigner tout Parisien quelque peu physionomiste. On verra qu’il faut calculer généreusement pour arriver au magnifique total de 10.000 mélomanes sur une population de plus de trois millions d’habitants ; car ce sont à nouveau les mêmes personnes, en moins grand nombre, qui se rendent le soir aux concerts de musique de chambre et aux récitals. Le reste de la population va au café-concert et au cinéma.
Et bien, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, nous sommes plutôt en progrès par rapport au passé. Sans revenir à l’époque lointaine où les vingt concerts annuels du Conservatoire étaient le seul plaisir musical offert aux Parisiens, on peut, en comparant la situation actuelle à celle d’il y a vingt-cinq ans, arriver à des conclusions tout à fait satisfaisantes. Je viens d’en trouver la preuve en consultant un volume publié en 1894, sous les auspices de la maison Pleyel, par feu Oscar Commettant, et manifestement relégué depuis longtemps aux oubliettes. Il contient les programmes complets des concerts donnés dans les salles de concert de Pleyel pendant l’hiver 1893-94, précédés d’une préface analytique de l’éditeur. On me pardonnera de ne pas beaucoup insister sur cette préface. L’honnête Commettant, âme sans rancune, ne semble pas avoir eu d’ opinions très originales sur les musiciens de son temps. Il déclare avec beaucoup de modération que « d’autres ont écrit avec colère sur la décadence de notre art » ; il exalte le passé, pleure le présent et fulmine contre l’avenir avec ni plus ni moins de perspicacité que la plupart de nos contemporains ; et il évite autant que possible de blesser les personnes qu’il est susceptible de rencontrer par la suite. Les programmes eux-mêmes constituent une lecture plus instructive.
Regardons tout d’abord le nombre de concerts. En 1893, la salle Pleyel est la salle de concert la plus fréquentée de Paris, et partage avec la salle Erard la majorité des récitals et des concerts de musique de chambre. Elle mérite pleinement sa popularité, car son cadre est délicieux et très propice à la musique intime. Cent vingt-six concerts ont été donnés au cours de cette saison, entre fin décembre et fin mai. La salle Erard ouvrant et fermant ses portes aux mêmes dates, il faut en conclure que la musique de chambre est proscrite dans la capitale pendant sept mois de l’année, ce qui fait penser à la saison des huîtres. Mais les gourmets avaient plus de chance que les mélomanes, car ils ne devaient s’abstenir que quatre mois par an.
Les temps ont changé. En 1920, les salles de concert sont restés ouvertes quasiment le même temps que le célèbre « Prunier », et si l’on mesure le progrès à l’aune de la quantité, nous avons progressé de façon très considérable.
Il est curieux de constater que dans ce temple du piano qu’est la maison Pleyel, très peu de récitals de piano ont eu lieu à l’époque ; je veux dire de vrais récitals où le pianiste fait face au public seul, sans même le soutien d’un orchestre. Seules neuf soirées ont été consacrées à cette cruelle pratique, et six d’entre elles ont été confiées à Madame Marie Jaël, qui a joué les trente-deux sonates de Beethoven. Aucun chanteur ne semble avoir eu le courage de donner une série similaire. Le récital de chant ne semblait pas en vogue à cette époque ; les chanteurs ménageaient leurs cordes vocales de même que la patience d’un public qui détestait la monotonie. Un seul violoniste, Joseph Debroux, a osé consacrer une soirée entière à son instrument, assisté toutefois d’un petit orchestre.
Si l’exclusivité est un signe de progrès, nous avons très largement progressé, car nos artistes ont de plus en plus tendance à occuper tout un programme : une ambition somme toute très naturelle. Qui pourrait être blâmé, une fois qu’il a la chance inespérée d’avoir cinq cents personnes à sa merci, de leur faire avaler l’ensemble de son répertoire ?
La véritable musique de chambre était cependant très bien représentée à l’époque, et je n’oserais dire que nous avons progressé dans ce domaine particulier. Grâce à l’initiative des seuls musiciens, sans l’aide d’aucun agent ou mécène, les concerts se succédaient avec des programmes excellemment conçus et des exécutions qui en étaient dignes, si j’en juge par les noms des artistes et par les souvenirs des auditeurs de l’époque. Les vieux amateurs parlent encore avec enthousiasme des beaux concerts de la Société d’Instruments à Vent, dirigée par Taffanel, et des prestations du Maurin Quartet. Une constance admirable ! Ce Quatuor, fondé en 1852, le seul qui ait osé faire apprécier les derniers quatuors de Beethoven, se consacrait depuis 41 ans à cet apostolat, lorsqu’un autre Quatuor magistral, celui du regretté Geloso, sans attendre la disparition de son aîné, fonda une association exactement semblable. Ce culte de Beethoven peut éventuellement être considéré comme un peu écrasant, mais il a été contrebalancé par les efforts continus et intrépides de la Société Nationale, où tant d’œuvres intéressantes de jeunes compositeurs ont été jouées pour la première fois.
Mais si l’on consulte les programmes des quatre-vingt-trois concerts de virtuoses, force est de constater que cette dévotion à Beethoven n’était pas inutile à une époque où les programmes étaient extraordinairement éclectiques. Si l’on veut découvrir les traces du goût réel du public, il faut étudier ces concerts, où les artistes sont uniquement préoccupés par le succès à tout prix et le remplissage de la salle. Les petites statistiques suivantes donnent un aperçu de ces conditions :
Que cette interruption soit due aux instrumentistes, coupables de négligence à l’égard de la bonne musique, ou aux compositeurs qui n’ont pas su satisfaire l’activité des interprètes, nul ne peut l’affirmer à l’heure actuelle. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’au cours des trois premiers quarts du XIXe siècle, cette forme de musique de chambre est tombée aussi bas que possible. Mais l’intelligence et la détermination d’un grand artiste, le flûtiste Taffanel, vont changer la donne.
Beethoven – pour les raisons que je viens d’exposer – est à l’origine de 55 programmes. Viennent ensuite Chopin, joué lors de 44 concerts, et Schumann, lors de 41 concerts, un juste hommage à deux grands maîtres. Deux compositeurs vivants se disputent la suprématie : Saint-Saëns avec 36 programmes et……Benjamin Godard avec 31 programmes. Mozart et Mendelssohn, avec 21 représentations chacun, sont devancés par Massenet avec 25, et ce dernier est à nouveau battu par Popper, qui gère 29 programmes. Liszt est présent 19 fois et Bach 18 fois. Le nombre de 17 est partagé par Grieg, qui passait alors pour un compositeur très évolué, et par Rubinstein et Chaminade. Brahms a connu un succès inégalé depuis, soit 16 représentations, et il en va de même pour Georges Pfeiffer ! Notre grand Fauré, qui n’était pas loin de ses cinquante ans en 1893 et avait déjà écrit un grand nombre de chefs-d’œuvre, n’apparaît que 13 fois, de même que Delibes et Lalo. Il a trouvé satisfaction depuis, et aurait déjà dû l’être à l’époque, si l’on considère que Schubert, avec 9 œuvres [programmées], comme Gounod et Tchaïkovski, était distancé par Wieniawski avec 12 et Francis Thomé avec 10, tandis que le grand César Franck, cette gloire de l’école française, alors mort depuis trois ans, ne figurait que sur 8 programmes, comme Boëllman et Widor. Haendel vient ensuite avec 7 œuvres [programmées], tandis que Wagner, Chausson, Raff et Moszkowski sont représentés six fois. Vincent d’Indy, à l’aube de sa renommée, en partage 5 avec Weber, Boccherini, Vieuxtemps et Bizet ; Théodore Dubois a été entendu 4 fois ; P. de Bréville, E. Bernard, Spohr et Félicien David 3 fois ; Rameau 2 fois ; Daquin 1 fois. J’ai cherché, en vain, dans les programmes des pianistes français de 1893, le nom de leur ancêtre Couperin. Occupés à glorifier Benjamin Godard, ils avaient oublié son existence.
Quant à Debussy, alors âgé de 31 ans et lauréat du Prix de Rome neuf ans plus tôt, il a dû attendre la saison suivante, pour que la première audition de son Quatuor à cordes ait été donnée lors d’un concert de la Société Nationale. [1]
D’autre part, les divertissements les plus agréables abondaient lors de ces soirées conviviales. De nombreux concertistes offraient à leur public le plaisir d’un poème, d’un monologue comique, et même parfois d’une saynète à plusieurs personnages. Les programmes, invariablement copieux, contenaient plusieurs éléments « divertissants », et je suppose que c’était une bonne chose, puisque cela plaisait au public.
Le temps a rectifié le jugement de la génération précédente, et si beaucoup de noms de compositeurs figurant dans nos programmes ne sont plus les mêmes, personne ne doit se plaindre, je pense. Mais maintenant que je suis arrivé au bout de mon sujet, un scrupule me vient à l’esprit. Je me demande si l’extrême modestie des pianistes de l’époque ne valait pas mieux que l’assurance excessive de ceux d’aujourd’hui. La jeune débutante qui laissait à ses collaborateurs le soin de remplir son programme n’était-elle pas plus sage que la lauréate du Conservatoire de l’année dernière qui se prépare à nous infliger, au cours de l’hiver prochain, trois récitals contenant toutes les pièces qu’elle a étudiées avec son professeur ? N’est-il pas préférable de ne donner à un public ignorant ou frivole que ce qu’il peut comprendre ? Après tout, ces petites fêtes familiales n’étaient pas dépourvues d’un certain attrait que l’on retrouve dans celles d’aujourd’hui, et peut-être qu’en fin de compte, les vrais sages sont ceux qui passent leurs soirées au cinéma.
L. FLEURY
[1] Le 29 décembre 1894, première audition par les artistes belges, MM. Ysaye, Crickboom, van Hout et J. Jacobs. (Sic)
Traduction Française : L. Renon
Source : The Chesterian, « The Evolution of Musical Habits » Décembre 1921 (pp. 70-75)
Bibliothèque Nationale de France / Ressources numériques https://ripm.org/?page=JournalInfo%26ABB=CHE
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