L A   V O I X  

E T  

L A   F L Û T E

 

L’association de la voix et de la flûte évoque généralement à l’esprit l’apparition sur la scène de l’Albert Hall, d’une dame d’âge mûr et bien en chair, qui émet de petites notes semblables à celles d’un d’oiseau, tandis qu’un gentleman, plus jeune et plus frêle émet des sons correspondants à l’aide d’un tuyau en bois ou en métal. Le tout s’achève par un mariage, non pas nécessairement celui de la chanteuse avec le flûtiste, mais plutôt l’union de leurs deux voix qui devraient, selon les règles, n’en faire qu’une au cours de la cadence finale.

Cette union ne se fait pas toujours sans mal. Si le flûtiste n’est pas de premier ordre, le chanteur remporte à ses dépens un triomphe facile, car rien n’est plus délicieux qu’une belle voix et rien n’est plus désagréable qu’un mauvais son de flûte. Dans le cas contraire, le risque se situe du côté du chanteur. Si la voix est le plus bel instrument, c’est aussi le plus sensible. Si la chanteuse n’est pas en bonne forme, la clarté des sons produits par le bon flûtiste fera ressortir impitoyablement ses imperfections ; dans ce cas, c’est le flûtiste qui triomphe. Il est vrai qu’il court alors un autre risque, celui de ne jamais être réengagé par son partenaire jaloux. Cela arrive plus souvent qu’on ne le croit. 

Cette petite comédie musicale amusante s’est produite si souvent que le spectateur moyen l’accepte comme une évidence. La flûte obligée est définitivement classée comme une simple affaire de haute virtuosité vocale à utiliser lors de concerts de ballades ;  le flûtiste est contraint de suivre le sillage des sopranos coloratures, et toutes les productions qui ne comprennent ni cadences, ni ruses, ni trilles d’un quart de mile de long, menacent de tomber dans l’oubli. C’est surtout parmi les personnes cultivées, qui ont acquis aux concerts populaires une haine de ces pratiques vaines, que ces souvenirs laissent une trace indélébile. Hélas ! un grand nombre de personnes instruites mais mentalement indolentes sont incapables de se souvenir d’un bon programme de concert ou d’un menu délicat de dîner : les seuls plats qui laissent un souvenir impérissable sont ceux qui leur ont donné une indigestion. 

L’idée de combiner la voix avec le son d’un instrument à vent et, plus particulièrement avec la flûte, le plus ancien et le plus simple d’entre eux, devrait séduire tout bon musicien. Il existe en effet une étroite relation entre l’art du chanteur et celui du flûtiste. Ils incarnent les mêmes principes et les mêmes moyens d’expression. Lorsque le compositeur souhaite obtenir des effets contrastés, il dispose de tous les instruments à cordes et à clavier ; mais dès qu’il recherche, en revanche, un effet d’imitation ou d’unité sonore, il est naturel qu’il se tourne vers l’instrument à vent.  Dans le cas particulier des pastorales – où l’on en a beaucoup abusé, mais où les circonstances peuvent l’exiger – la partie de flûte est clairement indiquée ; elle représente les oiseaux. 

Il n’est pas nécessaire de chercher plus loin que dans le répertoire classique pour trouver un exemple aussi courant. Si la mélodie forme un contrepoint assez proche qui met en rivalité la voix et l’instrument, l’effet sera d’autant plus intense si l’instrument, par sa qualité et son émission, reproduit autant que possible la voix humaine. Ces passages en tierces et en sixtes qui sont une sorte de règle infantile dans les pitreries des faiseurs de cadences, produisent un effet délicieux lorsque la progression du contrepoint de J. S. Bach y aboutit occasionnellement  au cours d’une de ses cantates. Je citerai plus loin quelques exemples célèbres. 

Ici, comme dans toute sa musique, Bach a été un grand inventeur et, si la Scène de la Folie de Lucia [1] jouit d’une plus grande popularité que celle de  Süsser Trost [2], il est généralement admis qu’en composant un duo pour la voix et la flûte, non seulement Donizetti n’a rien inventé, mais il a simplement adopté une forme musicale charmante que Bach avait d’emblée élevée à son plus haut degré de perfection.  

Un fait contribue à rendre l’union de la voix et de la flûte encore plus intime : le chanteur et le flûtiste ont les mêmes difficultés à surmonter, et ils y répondent par les mêmes moyens. Il est de notoriété publique que l’art de la respiration est à l’origine de toute la vélocité des interprétations d’un chanteur ; il en va de même pour le flûtiste. Rien n’est plus erroné que d’imaginer que le flûtiste ne respire que lorsqu’il y est contraint par nécessité physique. Au contraire, il doit saisir toutes les occasions de le faire, non seulement pour acquérir une réserve. ou pour éviter le bruit désagréable produit par une inspiration trop rapide ou trop profonde, mais aussi parce que la respiration est le meilleur moyen de marquer la phrase musicale.  C’est tellement essentiel que tout bon professeur qui donnerait une leçon d’expression à un élève dépourvu de sens  musical dirait : “Mettez des mots.

Un vibrato exagéré, un manque d’homogénéité du son, ou un crescendo et decrescendo irréguliers sont provoqués de la même manière par le flûtiste et par le chanteur. Comme le chanteur indifférent, le flûtiste défaillant confond le trémolo avec le vibrato ; il respire au hasard, remplit ses poumons aux maximum et les dégonfle complètement ensuite. La respiration est inégale et se fait, pour ainsi dire, par grandes vagues au lieu de s’écouler comme un ruisseau limpide. Ces nuances involontaires empêchent le flûtiste de tenter les vraies nuances exigées par la musique. En résumé, le plus grand compliment que l’on puisse faire à un flûtiste est que son instrument chante comme une belle voix, et l’une des plus grandes recommandations à l’égard d’une chanteuse est qu’elle doit rivaliser de perfection avec l’ instrument bien joué.

Il nous reste à évoquer l’immense répertoire qui pourrait être exploité par les chanteurs, les flutistes et surtout les organisateurs de concerts, s’ils le souhaitaient. 

J’ai déjà parlé de Bach. On sait que parmi les cinq séries de cinquante-deux “dimanches”, se distinguent cent quatre-vingt cantates parmi ses cantates sacrées, auxquelles il faut ajouter ses cantates profanes. Dans la dernière série figure l’admirable  Non sa che sia dolore[3]    (le seul écrit en italien), où la flûte tient le rôle principal. Elle se compose d’une important Sinfonia, sorte d’ouverture à 2 temps, qui rappelle la conception de la célèbre  Suite en si mineur ; un bel Aria (Adagio) en 4/4 et un  Final  lumineux et apaisant.  Il est entièrement écrit pour voix de soprano. 

On pourrait penser que la voix de soprano est la règle dans les arias avec la flûte. Nous verrons qu’il n’en est rien. 

Sur les trente-cinq cantates contenant une partie avec flûte obligée avec ou sans adjonction d’autres instruments, je n’ai rencontré que neuf arias pour soprano. Il y a huit arias pour contralto et douze pour ténor, mais la basse n’a la faveur d’une importante partie de flûte que dans cinq arias. De tous ces airs, le plus joué, du moins à Londres , semble être le magnifique « Süsser Trost » dans lequel, sur la riche broderie de la flûte, surgit une invocation pure et calme assignée à la soprano. Mais cette page magnifique ne doit pas nous faire oublier toutes les nombreuses autres qui sont des joyaux de premier ordre. 

Voici quelques unes des plus caractéristiques d’entre elles : Air de Contralto de la Cantate Jubilate [4] ; Air de Tenor pour le 11ème dimanche après la Trinité[5] ; l’air de Basse de la  Cantate de l’Epiphanie[6] ; celui pour Alto du 9ème dimanche après la Trinité[7] ; celui pour Tenor de la Cantate du 18ème dimanche[8] – (un curieux choral est perceptible dans la même cantate avec piccolo obligé) ; celui pour Soprano de la cantate  Was Gott tut [9]….  etc. ; celui pour Ténor de la Cantate du 20ème dimanche[10] (d’un humour délicieux) ; celui pour Basse de Liebster Gott [11] ; celui pour Ténor Aria de la 24ème Cantate, et d’autres. Si nous ajoutons à cette liste les nombreux arias des différentes Passions  qui contiennent une  flûte obligée (celui de  La Passion selon Saint Jean  étant à juste titre le plus populaire de tous), nous sommes étonnés de leur richesse d’invention et de la diversité des effets. 

Tandis que Bach accumulait dans son portfolio des trésors qui attendront un siècle et demi pour être ré-entendus, Hændel, dans tout l’éclat d’une gloire universelle, déversait ces symphonies, opéras et cantates si avidemment saisis par des éditeurs impatients. 

Il est difficile de faire de nouvelles  découvertes dans des œuvres aussi largement connues et qui ont fait, depuis deux siècles, la fortune de tous les chanteurs d’oratorio. Le plus important est en même temps le plus connu. Qui n’a pas entendu une colorature s’essayer aux passages brillants du  doux oiseau  de l’Allegro e il Pensiero  (1740). Si une œuvre musicale a jamais mérité le sous-titre de « Morceau de Concours », c’est bien  cette fameuse composition avec laquelle pourtant, peu d’élèves de nos conservatoires et académies ont osé se mesurer, car elle est extrêmement difficile. Il faut dire d’emblée que cette brillante succession de passages avec trilles et arpèges ne fait pas partie des meilleures oeuvres de Händel, mais le bref 3/4 du mouvement du milieu, juste là où il n’y a pas de flûte, est une de ses plus belles pages, remarquable par la splendeur de son écriture et l’intensité de son émotion. Je vais me rendre coupable d’une grande indiscrétion au nom des lecteurs de The Chesterian. En retournant une copie du  Sweet Bird  appartenant à mon ami, le professeur D.F. Tovey, j’ai trouvé, crayonné sous le Da Capo qui conclut le 3/4 un  No thanks, qui doit être la critique la plus courte et la plus décisive jamais écrite de cette page célèbre. 

Haendel n’est pas le premier à faire chanter le rossignol par l’intermédiaire d’une flûte. Rameau avait, sept ans plus tôt, introduit ce même oiseau dans son opéra :  Hippolyte et Aricie  (1733). Il est évident que cela n’a aucun rapport avec l’action, mais qu’il a été introduit comme prétexte pour montrer la virtuosité d’un chanteur agile. Rameau a cependant moins sacrifié à la virtuosité que le grand maître saxon, et cet air, souvent chanté, conserve un grand charme d’expression malgré ses tournures et ses cadences. 

Déjà le public commençait à manifester son goût pour la pratique de la virtuosité qui dotait le répertoire d’un grand nombre de duos pleins de tours et de trilles. La première manifestation que j’en ai trouvée à ce sujet date de l’année 1752, lorsque le flûtiste florentin, Angelo Vestris joua la  flûte obligée pour sa sœur Signora Vida de Vestris, au « Concert Spirtuel » à Paris. Il serait trop long et fastidieux  d’entreprendre une histoire complète de ces représentations. Elles ouvrent une nouvelle ère dans l’histoire de mon instrument et conduisent lentement mais sûrement à une période qui, à mon avis, marque une triste décadence dans la littérature de la flûte.    

Je regrette de devoir me répéter, et surtout de décourager les passionnés de mon instrument. On m’a vivement reproché, à propos d’autres articles sur des sujets similaires, d’avoir méprisé une école qui, de l’avis de nombreux flûtistes, se distingue, au contraire, dans l’histoire de la flûte. Je ne me suis peut-être pas expliqué très clairement. Personne ne peut nier les mérites des grands virtuoses qui ornaient la première moitié du XIXe siècle. Tulou, Drouet, Nicholson, Berbiguier et bien d’autres ont incontestablement superbement joué, mais il est  regrettable que, cédant aux caprices de la mode, dans le but d’étendre le champ de leurs possibilités, ils aient modifié le caractère d’un instrument qui ne se prête pas à toutes les formes d’expression musicale. 

Il faut croire, cependant, qu’ils ont suivi une mode irrésistible et nous verrons qu’en ce qui concerne les airs pour voix et flûte obligée, la tendance était uniformément à la virtuosité stérile ; et que les musiciens qui étaient avant tout des interprètes, ne pouvaient être tenus pour responsables de cet état de fait. L’exemple le plus frappant de ce genre de musique est, à mon avis, l’air – célèbre en son temps – du Rossignol de Lebrun. La lecture de la presse de l’époque est très édifiante. Malgré la mode, malgré les coutumes de l’époque, les critiques ne se sont pas laissés influencer, et décelaient d’emblée ce qui était artificiel et faible dans un système qui consistait à écrire un opéra entier dans le seul but de montrer pendant dix minutes le talent exceptionnel d’un habile chanteur et d’un grand flûtiste.

Toutefois, à quelques exceptions près, ils ont rendu hommage à la qualité de l’œuvre et, surtout, à ses interprètes. « La plus grandiose et la plus importante composition de M. Lebrun était son rossignol, le personnage le plus intéressant de toute l’œuvre, mais aussi le plus difficile à interpréter convenablement. M. Lebrun, sans en reproduire exactement les  chants, y a substitué des notes qui, à l’aide de la flûte de M. Tulou, auraient fait se demander si le sévère lacédémonien  n’aurait pas préféré entendre le rossignol lui-même. »

L’art de tout subordonner à une scène principale, art qui, après tout, appartient essentiellement au compositeur d’opéra, n’est pas resté uniquement entre les mains de Lebrun. Nous avons vu un autre exemple brillant de cela tout récemment à Covent Garden dans la représentation de Lucia di Lammermoor. 

On peut dire sans exagération que tout l’opéra est concentré sur le joyeux quart d’heure dont profitent même les auditeurs les plus hostiles grâce à une interprétation fine de la fameuse Scène de la Folie. Tout le reste n’est que “hors d’oeuvre”, et Donizetti, dont la merveilleuse facilité est légendaire, n’aurait en effet jamais été pardonné s’il avait mis plus de trois semaines à composer ce pauvre plat. Mais la  Scène de la Folie  est de premier ordre. J’ai eu le plaisir de l’entendre chantée  par Mme Tota di Monti dans un style excellent et, surtout, sans les ornements stupides que le mauvais goût d’une foule de chanteurs a ajoutés, sous diverses formes, depuis sa création, à un air qui mérite bien d’être chanté tel qu’il a été écrit à l’origine. L’Adagio en 6/8 retrouve ainsi tout son charme poignant. Il y a suffisamment de notes dans la version originale pour que la plupart des chanteurs s’en sortent, mais les misérables se croient obligés d’en rajouter ! S’il est une œuvre d’art qui a été gâchée par des embellissements ridicules, c’est bien celle-ci. 

J’ai tendance à penser que l’air de Lucia est un modèle du genre. Depuis très longtemps il fait la fortune des sopranos coloratures du Concert de Ballade, et cette faveur universelle n’est guère contestée que par l’air de  Mysoli [12]  de la  Perle du Bresil [13] et du Lo Here The Gentle Lark[14]  du digne Sir Henry Bishop[15]. Cette dernière composition, dans laquelle quatre vers de Shakespeare sont traités comme une marche militaire, possède cependant un charme original auquel je n’ai jamais pu résister. En revanche, je n’ai jamais été capable de jouer sans rire (ou m’irriter) intérieurement des artifices du malheureux David.  Ce Mysoli-Hi-Hi, qui est si joli-Hi-Hi, est d’une bêtise déplorable, et quels que soient les délicieux effets vocaux que l’art d’une Nevada ou d’une Calvé ait pu en tirer, cet air célèbre n’en demeure pas moins un monument impérissable d’extrême stupidité musicale. 

Si ces trois airs sont quasiment les seuls survivants, il y a eu un nombre considérable de compositions de ce type. On peut aisément  penser que l’impression produite sur le public par la combinaison de la voix et de la flûte, plus particulièrement dans les passages rapides et dans le registre aigu, a tenté plus d’un compositeur et plus d’un chanteur. 

Les variations de Proch[16], les nombreux Ersatz de Lo Here The Gentle Lark, dus à la plume féconde du même Bishop, le  Rossignol de Panseron[17], un certain nombre d’airs d’un certain Hamilton Clark, toutes compositions qui exhalent une atmosphère rappelant une volière mal nettoyée au Zoo – ont pour seul but d’assurer le succès du chanteur. Le fait est que la coopération d’un  flûtiste est encore la voie la plus sûre que les imprésarios ont trouvé pour garantir leurs “stars” contre un échec toujours possible (et on sait combien ils détestent les dépenses inutiles ! ) Mais, que toutes les modes aient une fin ou que la diversité de ce répertoire particulier ait permis de répondre aux besoins de toute une population, il n’en reste pas moins que ce genre de composition n’a été tenté par aucun compositeur des deux dernières générations ; car, à une seule exception près dont je parlerai plus loin, il n’y a pas d’air de virtuosité dans la musique contemporaine. 

Par ailleurs les mélodies avec flûte obligée d’un plus grand intérêt musical abondent. Il semblerait que les poèmes utilisés aient, en premier lieu, inspiré les compositeurs. C’est ainsi que le poème de Victor Hugo  Viens une flûte invisible  a été mis en musique par de nombreux musiciens et aucun d’entre eux n’a été capable de résister à l’appel de notre instrument. Saint-Saëns, qui n’a pas particulièrement réussi dans le domaine du chant, a écrit sur ces vers une composition assez terne où la flûte n’intervient que dans la ritournelle. Benjamin Godard (qui l’eût cru ?) a eu beaucoup plus de succès et la jolie mélodie que ces vers ont inspirée, et où la flûte apparaît dans une sorte de camée insaisissable, est d’un sentiment extrêmement poétique. Cette charmante composition a été portée à mon attention dans un Pullman-car, lors d’un voyage à travers les plaines du Kansas, par ma grande amie Emma Calvé. Nous étions à la recherche de nouvelles musiques pour varier notre répertoire. Nous sommes tombés sur cette petite pièce[18] de Godard et plus nous l’avons étudié, plus nous en étions ravis. Malheureusement, un accident imprévu nous a empêchés de l’inclure dans le programme : la dernière page manquait dans l’exemplaire de Calvé ! Quinze ans plus tard, à la veille d’un  concert au Queen’s Hall, nous avons à nouveau tenté cet air ; le succès nous semblait assuré et nous nous félicitions déjà de notre choix, lorsqu’un accident imprévu est venu une nouvelle fois contrarier notre projet : Calvé avait oublié de se procurer un autre exemplaire et il manquait toujours la dernière page ! Le grand charme de cette artiste unique réside dans la persistance de ses caprices. 

Le regretté André Caplet a également mis en musique ces mêmes vers et, curieusement, il avait écrit d’abord son obligato pour flute en mi bémol (dite « Flûte tierce »). En raison de la difficulté à trouver un flûtiste qui accepte de jouer de cet instrument obsolète, il écrivit une nouvelle version pour la flûte ordinaire.

On peut dire, cependant, que le chef d’oeuvre dans ce domaine a longtemps été le délicieux Soir Païen de Georges Hüe, sur le poème d’André Lebey. Cette composition, qui fait le plus grand honneur à un compositeur dont la réputation n’a peut-être pas suffisamment traversé les frontières de son pays, est apparue à une époque où l’on n’était pas encore indifférent au charme de l’échelle tonale : aussi l’emploi de la flûte dans le registre grave, sans la moindre touche de virtuosité, constituait une innovation à cette époque (la mélodie a été écrite il y a plus de trente ans). 

Rien de plus délicat n’a jamais été écrit, et cette pièce reste, à mon avis, un modèle du genre. Ainsi, Georges Hüe a inspiré de nombreux adeptes et on n’apprécie plus ces mélodies avec flûte obligée dans laquelle la Grèce antique est évoquée. Un exemple très heureux de ce genre de composition nous est donné par un autre Soir Païen  (celui sur le poème de Samain) de Philippe Gaubert.  Le Roseau[19]  de Jacques Pillois[20]La Chanson de Yamina[21] du même compositeur, les arrangements de  La Rose et le Rossignol[22]  de Rimsky-Korsakov, et quelques unes des Trois Etudes Latines  de Reynaldo Hahn, sont parmi les pièces les plus jouées lors de concerts vocaux. J’ai gardé pour la fin la charmante Flûte enchantée  de Sheherazade  de Ravel, un joyau de la musique vocale de notre époque, et  nous entendrons très bientôt, je l’espère, une nouvelle composition de Manuel de Falla, dans laquelle la flûte joue un rôle important.[23] 

J’en viens maintenant à une forme musicale assez récente qui a connu un développement inattendu : la mélodie pour voix et flûte seule. La première manifestation de cette combinaison fût tout à fait accidentelle de la part du compositeur, et j’ai un peu de fierté à prétendre en être l’initiateur. 

Un jour, en regardant un programme avec un chanteur, nous sommes tombés sur un exemplaire des Études Latines de Reynaldo Hahn (une des meilleures inspirations de ce musicien) et j’ai été eu l’idée de jouer sur la flûte la partie de piano de Salinum  qui ne consiste qu’en une seule ligne. 

L’effet fût si heureux, que nous l’avons à nouveau joué avec l’approbation du compositeur, qui a définitivement adopté cette version. Mais le premier travail original que je connaisse pour cette combinaison est celui de Cyril Scott. Impressionné par l’effet délicieux du son d’une flûte entendue au loin, dont la Flûte de Pan de Debussy restera à jamais l’exemple le plus réussi, Cyril Scott a évoqué l’idée de faire se répondre la voix et la flûte, cette dernière se trouvant en coulisse. C’est ainsi qu’est née l’Idyllic Fantasy, une composition d’une difficulté technique sans précédent. Le compositeur a adapté aux exigences de l’harmonie moderne les effets de la virtuosité en usage au siècle dernier. La voix et la flûte rivalisent d’agilité, et sont employées au maximum de leurs possibilités respectives, avec cependant, une certaine tendance du compositeur à confiner la flûte dans le registre grave. Le résultat est charmant. La beauté de la combinaison de la voix et des notes graves de la flûte rend agréables des harmonies qui, à première vue paraitraient étranges, voire sévère.

L’exemple a été contagieux. Roland Manuel[24] avec trois mélodies, dont l’une, Dans le silence mouillé du soir [25] sur des vers de Samain, a été donnée tout récemment à Londres pour la première fois.  Raymond Petit[26], avec une chanson sur des vers sacrés indiens[27], et Albert Roussel, avec ses deux sonnets de Ronsard[28], ont contribué à cette forme récente de musique. André Caplet y a ajouté l’une de ses dernières inspirations. Sa courte mélodie sur un poème de Tagore[29] a été jouée à Paris pour la première fois peu de temps avant sa mort. Deux mélodies, également pour voix et flûte seule, sont promises par ce remarquable musicien, Jacques Ibert[30], et je ne serais pas étonné qu’on y ajoute bientôt bien d’autres compositions du même ordre. Les nouveaux venus pourront-ils ajouter quelque chose de neuf à une forme nécessairement limitée ? L’avenir le dira. Il suffit d’attirer l’attention sur cette curieuse efflorescence d’une forme musicale qui a le mérite d’être non seulement nouvelle, mais aussi très bon marché, à une époque où les grands orchestres sont si coûteux.

L. FLEURY  

Traduction française : L. Renon

[1] …di Lammermor  de Donizzetti

[2]  Süsser Trot mein Jesus kommt  Cantate religieuse BWV 151

[3] cantate profane BWV 209

[4] BWV 103

[5] BWV 113

[6] BWV 123

[7] BWV 105

[8] BWV 169

[9] BWV 99

[10] BWV 180

[11] BWV 8

[12] cf Couplets du Mysoli-Charmant oiseau

[13] opéra composé en 1851 de Félicien David (1810-1876)

[14] Ici la douce Alouette  tiré de The Comedy of Errors  (1819) comédie musicale d’après la pièce éponyme de Shakespeare

[15] Sir Henry Bishop (1787-1855)

[16] Heinrich Proch (1809-1878) Thème et Variations op.164 pour colorature et orchestre

[17] Auguste Mathieu Panseron (1795-1859) violoncelliste et compositeur

[18] Viens op.11 N°3

[19] 1924

[20] Jacques Pillois (1877-1935)

[21] 1922 musique de scène extraite de  Le Croissant de Pourpre 

[22] N°2 des Quatre Romances op.2

[23] Psyché (1924) voix flûte violon alto violoncelle et harpe (édité seulement en 1927 par Chester)

[24] Roland Manuel (1891-1966)

[25] N° 7 des  Farizade au sourire de rose Recueil Prélude et Sept Poèmes de Perse (1913)

[26] 1893-1976

[27]  Hymne  sur un texte tiré des Upanishads (1ère édition 1928)

[28]  Rossignol Mon Mignon  et Ciel Aer et Vens  op.26 (1924)

[29]  Ecoute mon coeur  (1925)

[30]  Deux Stèles Orientées  (1925)

Source :  The Chesterian, “Song and the Flute (I)” Jan/Fev 1926 Vol. VII N°52  (pp. 109-113) – “Song and the Flute (II)” Mars 1926 (pp. 161-165)  

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