La Musique de Chambre pour Instruments à Vents

Revues anglaises, The Chesterian | 0 commentaires

L A   M U S I Q U E   D E   C HA M B R E  

P O U R  

I N S T R U M E N T S   À  V E N T S 

 

L’idée de regrouper des instruments à vent, en plus ou moins grand nombre, avec ou sans l’adjonction du piano, mais à l’exclusion de toute corde, et de donner ainsi des concerts où l’on entend flûtes, hautbois, clarinettes, bassons et autres, apparaît encore à nos contemporains comme un ensemble plus ou moins intéressant, selon le goût de chacun, mais, en tout cas, comme une performance « en marge » de la véritable musique de chambre. On constate à juste titre que pour une très grande partie du public, la musique de chambre elle-même est légèrement en marge de la musique. Ainsi, dès qu’il s’agit d’instruments à vent, un grand nombre d’amateurs sincères font preuve d’une ignorance qui dépasse toute imagination. Les habitués des salles de concert qui auraient honte de confondre, de leur position élevée dans la fosse, la rangée des seconds violons avec celle des altos, sont incapables de faire la différence entre un hautbois et une clarinette, et se laissent encore duper en confondant le cor et le cor anglais.

Je n’exagère pas, mais en réalité, comment pourrait-il en être autrement ? Considérez les efforts déployés pour leur éducation. Combien de fois voit-on un instrument à vent en soliste sur la scène des concerts symphoniques ? Y a-t-il beaucoup d’habitués du Queen’s Hall qui se souviennent d’une interprétation du Concerto pour basson de Mozart, du Concerto pour clarinette chef-d’œuvre du même compositeur, de la Rhapsodie pour clarinette de Debussy, du Concerto pour hautbois de Haendel, ou même des Concertos pour flûte de Mozart (bien que la flûte soit de loin l’instrument le plus privilégié à cet égard) ?  Et quand, dans nos capitales, on voit s’effondrer les unes après les autres les sociétés de diffusion de la musique de chambre, comment s’étonner qu’un répertoire riche et original, comprenant quelques chefs-d’œuvre et un nombre considérable de créations intéressantes, soit si peu connu du grand public ? 

Il convient toutefois de noter qu’une réaction commence à se manifester et que les efforts sérieux qui ont été déployés dans cette direction au cours des vingt-cinq dernières années commencent à porter leurs fruits. 

*  *  * 

J’ai mentionné plus haut que l’idée de telles formations spécifiques semblaient nouvelles à de nombreux amateurs. Ils seraient très étonnés de constater que la musique de chambre pour instruments à vent est aussi ancienne que la musique de chambre elle-même.

Oublions, car cela sort du cadre de cet article, la combinaison mixte cordes et vents. Il faut savoir qu’au XVIIIe siècle, à partir de Bach, cette alliance était presque une règle dans la musique de chambre.  Les quatuors, quintettes pour cordes et flûte, cordes et hautbois, et concertos avec plusieurs instruments sont innombrables. Mais cela nous entrainerait trop loin. Si nous prenons comme point de départ les trois grands classiques qui constituent la pierre angulaire de toute la musique des temps modernes, nous y trouverons une contribution importante pour les instruments à vent. En premier lieu, Mozart avec deux Sérénades en mi bémol M et en mi mineur, pour deux hautbois, deux clarinettes, deux cors et deux bassons ; la Grande Sérénade pour deux hautbois, deux clarinettes, deux cors de basset, quatre cors, deux bassons et un double basson ; le Trio pour piano, hautbois et cor, et cet admirable Quintette pour piano, hautbois, clarinette, cor et basson, dans laquelle il a mis le meilleur de son talent et qu’il considérait, semble-t-il, comme son œuvre la plus parfaite.

Nous avons, grâce à Haydn, un charmant Octuor pour deux hautbois, deux clarinettes, deux cors et deux bassons et, grâce à Beethoven, deux octuors pour la même combinaison d’instruments, un Quintette op. 16, avec piano – une œuvre des premières années transcrite par lui-même pour piano et instruments à cordes, un trio pour deux hautbois et cor anglais[1], et un trio pour flûte, basson et piano [2].

Il faut noter qu’à l’exception de cette dernière composition, aucune des œuvres que nous venons de mentionner ne comprend de flûte. Est-ce parce que le timbre de la flûte ne semble pas bien se marier avec celui des autres instruments à vent ?  Pourtant, l’expérience s’est faite depuis, et non sans succès. J’aurais plutôt tendance à penser que la flûte, instrument aristocratique du XVIIIe siècle, avait un rôle bien défini et qu’on ne songeait pas alors à la réintroduire dans le rang. 

En énumérant les œuvres de Mozart, j’oubliais une oeuvre importante, de conception originale, qui pourrait ouvrir des voies attrayantes à nos jeunes compositeurs en quête de renouveau dans les formes – je veux parler de ce charmant « quatuor concertant » pour hautbois, clarinette, cor, basson et orchestre. Écrite par Mozart pendant son séjour à Mannheim pour les solistes de l’orchestre local, elle n’a pas été jouée en raison de difficultés techniques. Nos instrumentistes modernes ne se laissent pas déconcerter par de telles considérations et pourtant les exécutions de cette œuvre importante restent très rares. L’interprétation qui en a été donnée à Bruxelles au cours de la dernière saison par la Société Moderne d’Instruments à Vent de Paris avec l’excellent orchestre des « Concerts Populaires » dirigé par M. Ruhimann, a obtenu un succès considérable qui n’était pas seulement dû à la simple curiosité.

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Pourquoi fallait-il, avec des modèles aussi splendides, que la production d’instruments à vent cesse soudainement et réapparaisse trois quarts de siècle plus tard ? L’explication se trouve dans le grand discrédit dans lequel était tombée la musique pour instruments à vent. La faute en incombait aux virtuoses eux-mêmes, qui négligeaient les chefs-d’œuvre du passé au profit de leurs ennuyeuses élucubrations. A l’exception de Mendelssohn, à qui l’on doit quelques pièces de second ordre pour clarinette et clarinette basse, aucun des grands musiciens du XIXe siècle n’a écrit sérieusement pour les seuls instruments à vent ; Cette forme de musique ne tentait que des musiciens moins illustres parmi lesquels je m’autoriserais à inclure, avec tout le respect que je lui dois, Spohr, auteur d’un Quintette avec piano, et des compositeurs moins illustres comme Reicha et Onslow, tous deux français, malgré leurs noms étrangers, tous deux membres de l’Institut et tous deux auteurs de quintettes aussi distingués et aussi inutiles qu’eux-mêmes. Nous n’avons rien de Schubert, rien de Schumann, rien de Brahms [3].

Que cette interruption soit due aux instrumentistes, coupables de négligence à l’égard de la bonne musique, ou aux compositeurs qui n’ont pas su satisfaire l’activité des interprètes, nul ne peut l’affirmer à l’heure actuelle. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’au cours des trois premiers quarts du XIXe siècle, cette forme de musique de chambre est tombée aussi bas que possible.  Mais l’intelligence et la détermination d’un grand artiste, le flûtiste Taffanel, vont changer la donne.

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C’est en 1876 que Paul Taffanel, déjà célèbre comme flûtiste virtuose, songea à doter Paris de récitals réguliers de musique de chambre pour instruments à vent et, associé à d’éminents virtuoses, fonda une société qui, pendant dix-sept ans, fit le travail le plus utile. Cette Société a adopté comme fondement le simple quintette à vent (flûte, clarinette, hautbois, cor et basson), avec l’adjonction du piano. Ils ont également sollicité l’assistance de secondes parties, lorsque cela s’avérait nécessaire. D’ailleurs, lors de ses récitals à la Salle Pleyel, Taffanel fit assez fréquemment appel aux cordes pour l’exécution d’œuvres telles que le Septuor de Beethoven, l’ Octuor de Schubert, le Nonet de Spohr, etc. Les prestations de cette merveilleuse Société sont restées vivantes dans la mémoire des connaisseurs comme de véritables modèles de précision, d’élégance et de style.

Mais l’exploit encore plus grand réalisé par Taffanel fût d’encourager les compositeurs de son temps à enrichir son répertoire. A cet égard, ses efforts ont donné de magnifiques résultats. On peut vraiment dire que tout ce qui date de cette période (1876-1893) et même un peu au-delà, a été écrit sous son influence. Si certaines œuvres ont pu être créées par des sociétés similaires à l’étranger, il ne faut pas oublier que c’est Taffanel qui a remis à l’honneur une forme de musique de chambre qui, avant lui, avait été complètement délaissée. C’est de cette époque que datent les œuvres de Saint-Saëns, Gounod, Lalo, Thuille, Rubinstein, Reinecke, Raff, F. Bernard, etc. – œuvres qui ont plus ou moins subi le préjudice du temps, mais dont certaines, néanmoins, en raison de leur solide structure et de leur qualité musicale, occupent encore de nos jours une place honorable dans les programmes. 

En 1893, lorsque Taffanel troqua sa flûte contre la baguette de chef d’orchestre (il avait accepté à la fois la direction de l’orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire et celle de l’orchestre de l’Opéra), personne n’osa lui succéder et la société fût dissoute. Ce n’est que quelques années plus tard qu’un groupe entièrement nouveau s’est formé sous la direction du clarinettiste  Mimart ; et lorsque l’éminent flûtiste Phillipe Gaubert s’y joignit, Paul Taffanel permit à ses disciples de revendiquer son patronage et continua pour ainsi dire son travail, sans autre lien réel entre les deux organisations que ce témoignage de fraternité. 

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Mais entre-temps, une autre société avait été fondée, sur laquelle je me dois de rester discret. En 1895, le jeune flûtiste Barrère, alors âgé de dix-neuf ans, songea à combler le vide créé par la disparition de la société de son maître. Il fonda « La Société Moderne d’Instruments à Vent », qu’il  dirigea avec succès jusqu’à son départ pour les Etats-Unis, en 1905, et à la tête de laquelle j’ai eu l’honneur d’être son successeur. Je passerai sous silence les efforts de cette organisation qui a été souvent mentionnée dans cette revue, et je me bornerai à constater que son objectif principal, à savoir l’enrichissement de son répertoire, a été dûment atteint, puisqu’au cours de ses vingt-huit années d’existence (avec la seule interruption des cinq années de guerre), cette société a crée pas moins de cent vingt-cinq oeuvres, et a fait revivre toutes les oeuvres classiques ou modernes d’une certaine importance. C’est principalement sur ce répertoire de créations que je souhaite attirer l’attention du lecteur.

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Si l’on veut réussir une telle mission, sans aucune aide officielle ni argent, le seul moyen à adopter est d’ouvrir ses portes à tout venant, de tout essayer et même de tout accomplir, bon ou mauvais. Dès que l’on sut à Paris que onze jeunes musiciens non seulement recevaient à bras ouverts de jeunes compositeurs, mais leur demandaient même d’écrire quelque quintette ou octuor à leur intention, une avalanche de pièces pour instruments à vent vit le jour. Il faut bien sûr admettre que dans le lot, on trouve bon nombre de compositions douteuses, par exemple des pièces instrumentales pour piano, des symphonies dont l’orchestration a été remodelée, des essais de jeunes musiciens plus enthousiastes que talentueux. Barrère et ses concurrents ont tout vu dans le genre. Mais au fur et à mesure que le répertoire se formait, ils devenaient plus pointilleux jusqu’à pouvoir proscrire la mauvaise musique et tenter de se défaire des compositions médiocres. La tâche leur est facilitée car, avec ou sans musique nouvelle, ils peuvent désormais élaborer des programmes ne contenant que des œuvres intéressantes. 

Comme il serait injuste de se référer uniquement à ses efforts, on peut mentionner la formation de sociétés similaires dans de nombreux autres endroits : tout d’abord, le groupe fondé par Georges Barrère à New York et qui poursuit les mêmes méthodes. Grâce à lui, nous avons pu assister à la création d’un répertoire purement américain comprenant des œuvres de K. Kriens, Sowerby, Howard Brockway, MacDowell, etc. 

Tout le monde en Angleterre a entendu parler du quintette du Queen’s Hall dirigé par M. Albert Fransella. Amsterdam, Zurich, Copenhague, Boston, toutes ont leur société d’instruments à vent, de même qu’un certain nombre de villes de province françaises, et tous ont plus ou moins tiré parti du nouveau répertoire qui comprend des oeuvres aux tendances et intérêts très variés.                             

Parmi ces œuvres, il faut citer le Dixtuor de Georges Enesco, œuvre d’une réelle grandeur, qui possède toute l’ampleur et toute la portée d’une véritable symphonie – peut-être trop épaisse, trop riche musicalement et extrêmement difficile à exécuter, mais que beaucoup d’admirateurs du jeune compositeur roumain considèrent comme son chef-d’oeuvre ; 

Le Bal de Béatrice d’Este de Reynaldo Hahn, l’œuvre la plus populaire de son musicien et peut-être la plus parfaite ; Le Divertissement d’Albert Roussel qui a connu un succès triomphal à Salzbourg – une création qui date des débuts de ce compositeur et qui révélait déjà à l’époque son talent magistral.

Le Quintette d’Albéric Magnard, également une œuvre de jeunesse, parfois maladroite, parfois ingénieuse, de cet admirable musicien dont on connaît la fin tragique. Lors de la première audition à Paris, en 1907, nous étions en plein débussysme et l’étonnante phrase de clarinette du mouvement lent fit sensation. Rarement l’occasion s’était présentée de trouver des phrases mélodiques d’une telle ampleur dans une œuvre moderne ; Le Quintette et La Suite Persane d’André Caplet, que ce musicien raffiné a écrit vers sa vingtième année et qu’il renie aujourd’hui comme péchés de jeunesse, alors qu’ils sont tous deux débordants de vitalité et composés avec une rare habileté. 

Il faut encore citer le spirituel et difficile Preludio e fughetta de Gabriel Pierné, une composition de grande valeur, et également  L’Aubade de Paul de Wailly (flûte, hautbois et clarinette), le Lied et le Scherzo [4] de Florent Schmitt, avec un cor solo ; les quintettes de Marcel Labey, Georges Migot, Henry Woollett, Roger Manas, diverses pièces de Inghelbrecht, Léon Moreau, etc., et plus récemment, les merveilleux Deux Mouvements de Jacques Ibert, qui viennent de mettre en avant ce jeune musicien [5] encore inconnu hier.

Toutes ces œuvres aux tendances et à la valeur diverses sont issues de nos récitals et la plupart d’entre elles font toujours partie de notre répertoire. À cela s’ajoutent des œuvres révélées au public par d’autres groupes et qui appartiendront dorénavant au répertoire actuel, soit Les Chansons et Danses de Vincent d’Indy, la Grande Sérénade en quatre parties de Richard Strauss, le Quintette posthume de Rimsky Korsakov, le Trio pour piano, clarinette et cor de D. F. Tovey, les Sérénades de Röntgen, les sextuors de Sem Dresden, l’octuor de Silvio Lazzari, la très récente et déjà célèbre Rhapsodie de Joseph Jongen – une création importante de l’œuvre complète de ce musicien belge, et cette curieuse et puissante Symphonie de Stravinsky, dont la seule audition, en décembre dernier, a fait sensation, comme l’avait fait sa création à Londres au Goossens Concert. [6]  

*  *  * 

J’aimerais réserver une place à part au groupe le plus actif et le plus jeune parmi les musiciens, je veux parler du groupe qui, à une certaine époque, s’appelait le groupe des « Six ». Le CHESTERIAN en a si souvent parlé dans ses colonnes, que je ne m’aventurerai pas à parler de polytonalité et des divers aspects des talents très dissemblables de Poulenc, Durey, Honegger et de leurs collègues compositeurs. Ce que je peux dire, cependant, c’est que, à mon avis, ils sont arrivés au bon moment et ils ont accompli un travail remarquable. Nous étions arrivés à une période de déliquescence extrême ou, pour parler plus poliment, de raffinement extrême. L’impétuosité avec laquelle ils ont introduit leurs nouvelles idées a quelque peu dégagé une atmosphère plutôt oppressante.  Il est indéniable que nous ressentions alors le besoin d’un peu plus de gaieté et de laisser-aller, et en même temps d’un peu plus de patriotisme, et nous ne pouvons qu’être reconnaissants qu’aucun d’entre eux ne soit déficient à cet égard. 

Il se trouve que ces élans d’enthousiasme ont nécessité, pour être soutenus, le concours d’instruments plus incisifs ou plus robustes que les cordes. Ils ont donc fait largement appel aux instruments à vent qui jouent notamment un rôle prépondérant dans leurs dernières productions orchestrales. Leur musique de chambre s’oriente également de plus en plus vers l’utilisation d’instruments à vent. La Rapsodie de Honegger, Sonate pour piano, flûte, hautbois et clarinette de Darius Milhaud, la Symphonie (No. 5) pour dix instruments à vent du même compositeur, la Sonate pour clarinette et basson, la Sonate pour cor, trompette et trombone, la Sonate pour deux clarinettes de Francis Poulenc, et la Sonate pour piano et flûte de Louis Durey, représentent, je pense, un répertoire assez restreint, dont les interprétations ont fait couler beaucoup d’encre et ont toujours suscité l’intérêt et parfois même l’enthousiasme. Il me semble que c’est le point de départ de tout un mouvement qui, d’ici peu, changera facilement les habitudes de la salle de concert. Je crois sincèrement que la tyrannie exclusive du quatuor à cordes a fait son temps. Les musiciens continueront à composer et à jouer des quatuors à cordes, qui resteront parmi les formes les plus élevées de la musique pure, mais nous accueillerons avec joie, non sans surprise, des sonorités d’une autre nature. Les gens reviendront volontiers à la musique de divertissement et aux courtes pièces instrumentales pour des instruments généralement peu courants. Une pièce pour le basson ou le cor sera écoutée avec sérieux, on admettra des combinaisons d’instruments qui pourront varier à l’infini, et les instruments à vent reprendront sur la scène du concert la place qu’ils ont si brillamment occupée au XVIIIème siècle.

*  * 

Il ne sera cependant pas déconseillé aux compositeurs de traiter avec prudence des instruments moins dociles que les cordes et présentant des particularités qu’ils connaissent souvent moins bien. Une des erreurs très fréquemment commises par les néophytes est de ne pas prendre suffisamment en compte les nécessités imposées par la respiration et la fatigue des lèvres. Un basson évolue dans le même registre qu’un violoncelle, mais la ressemblance s’arrête là. Un basson se fatigue plus vite : il veut de temps en temps une pause pendant laquelle il peut se reposer. Quelles que soient les exigences d’un contrepoint strict, nous devons répondre à cette nécessité absolue. Il faut garder à l’esprit que les joueurs de cor sont divisés en premier et troisième cor, et que chacun d’eux, selon ses pouvoirs physiques, est plus en mesure de jouer les parties hautes ou basses. En matière de musique de chambre, si vous écrivez pour un cor solo, vous devez éviter les changements brusques de registre ou de notes extrêmes. L’homogénéité de l’exécution sera plus facilement atteinte. Il est également bon de rappeler que si le registre de certains instruments est relativement large, les notes extrêmes sont souvent de mauvaise qualité. 

Dans un orchestre elles sont absorbées et peu « visibles », tandis que dans la musique de chambre l’effet est souvent désastreux. Je ne joue jamais le Quintette de Magnard sans trembler à l’approche des dernières notes du mouvement lent. Il y a dans les notes graves du hautbois un do qui, dans les pianissimo extrêmes, est toujours dangereux. Si l’artiste, trop soucieux de sa sécurité, joue un peu trop fort, l’harmonie du passage s’en ressent. S’il met un point d’honneur à ne pas dépasser la nuance générale, il risque de ne produire aucun son. Les mêmes difficultés sont rencontrées lorsque la flûte doit jouer un si ou un do pianissimo. Les choses peuvent s’arranger dans un orchestre, (au besoin avec la complicité du piccolo, qui joue tranquillement la note une octave en dessous). Les dangers sont pourtant nombreux dans une production de musique de chambre, où tout s’entend et où les astuces innocentes de l’orchestre sont interdites.

Il en va de même pour les « effets spéciaux ». La recherche de la nouveauté et des impressions nouvelles est tout à fait naturelle et louable, mais elle doit se faire avec une certaine discrétion. Un jour, alors que Richard Strauss avait écrit pour la flûte une gamme impossible en double coup de langue, un flûtiste facétieux joua le passage en faisant rouler rapidement sa langue. Strauss fût tellement satisfait de cette plaisanterie qu’il l’adopta, et l’effet du Flatterzung fût crée. 

Cet effet, qui n’est plus nouveau, a été très demandé depuis, mais il faut avoir la franchise d’avouer que l’effet est épouvantable ; il est désastreux pour les lèvres et, par conséquent, il met en danger le bon déroulement des passages qui suivent. Il en est de même pour les notes harmoniques à la flûte. Elles sont capables de produire un effet délicieux, mais leur exécution est très peu fiable. Je vais révéler un petit secret aux compositeurs. Ces harmoniques sont toujours très scrupuleusement effectuées pendant les répétitions et l’auteur s’en frotte les mains joyeusement. Mais le jour de la représentation, le flûtiste, saisi de peur, exécute le passage avec le doigté normal  et l’auteur se frotte à nouveau les mains tout de même. Où en serions-nous si, dans nos épreuves, nous n’avions pas à nos côtés cette fée bienfaisante qu’est l’Illusion ?

*  *  *

En conclusion, je signalerai un autre danger pour les compositeurs tentés d’écrire pour l’un des groupes d’artistes qui ont la possibilité de mettre des oeuvres nouvelles à leur programme, danger qui est le résultat de la difficulté de notre époque. Combien d’années s’écouleront avant que l’opulence, ou le confort, ne réapparaisse en Europe ? Je parle du nombre d’instrumentistes et du choix des instruments.

L’une des particularités de la musique de chambre pour instruments à vent est l’extrême diversité des combinaisons. Tant qu’ils restent actifs dans le cercle restreint du quintette, il n’y a pas de mal à réduire le nombre des instrumentistes. On peut faire beaucoup avec une flûte, un hautbois, une clarinette, un cor et un basson, surtout avec l’ajout d’un piano, ou même avec l’omission d’un ou deux instruments. Un assemblage plus important peut être souhaité, mais il ne faut jamais dépasser le double quintette. Deux flûtes, dont l’une joue si nécessaire le piccolo, deux hautbois dont on peut jouer le cor anglais, deux clarinettes, dont on peut jouer la clarinette basse, deux cors et deux bassons forment un assemblage suffisamment riche pour marquer la limite. Le plus grand inconvénient est l’impossibilité de voyager en grand nombre, situation dans laquelle se trouvent même les sociétés les plus connues. Ainsi, la meilleure production peut perdre l’avantage d’être présentée en tournée. Il est également essentiel de s’abstenir de recourir à des instruments spéciaux, dans la mesure du possible.  J’ai entendu, cette saison, dans l’un des meilleurs salons musicaux de Londres, une œuvre délicieuse de Poldowski qui, parmi d’autres instruments, comprend des cors de basset. Il est évident que la compositrice a cédé aux impératifs dictés par sa sensibilité d’artiste, mais elle n’ignorait pas que les cors de basset sont des oiseaux rares, tant au niveau des instruments que des exécutants, et que la réunion de quatre des meilleurs clarinettistes d’une ville est un problème difficile à résoudre. Ceci explique pourquoi cette merveilleuse Suite a été très rarement exécutée. Que ne donnerions-nous pas pour qu’elle soit réécrite pour nos besoins en tant que pièce digne de figurer dans n’importe quel programme ?

 L. FLEURY  

Février 24

P. S. — Une note de bas de page a été placée par erreur sur la première au lieu de la deuxième page de mon article (voir « The Chesterian », n° 36, p. 111) et attribue à Naudot l’honneur d’avoir introduit en France le Concerto pour basson de Mozart, à une époque où Mozart n’était pas encore né. En dépit de son intelligence, Naudot n’a pas inventé d’œuvres anthumes , et a introduit dans mon pays uniquement la forme « concerto ». De quoi faire sa renommée. (sic) 

[1] Op. 87

[2]en Sol M WoO 37

[3]Bien entendu, je ne parle pas des œuvres combinant vents et cordes. (sic)

[4]Op.54 pour cor et piano (1912)

[5]Voir « The Chesterian », no 36, janvier 1924, pages 111 et suivantes. (sic)

[6]Cette Symphonie a  été récemment jouée de nouveau, à Paris et à Bruxelles, aux Wiener Concerts et aux Concerts Pro Arte. (sic)

[7]En français dans le texte

[8]Je ne mentionne ici que les œuvres pour les combinaisons de vent, sinon on pourrait attirer l’attention sur la « Rapsodie Nègre », une des premières œuvres de Poulenc, mais non des moindres, dans laquelle les instruments à vent jouent un rôle important. (sic)

[9]Produit en jouant les notes de la troisième octave avec le doigté du premier ou celui de la quinte  en dessous. (sic)

Traduction Française : L. Renon

Source :  The Chesterian, « Chamber Music for wind instruments » Janvier 1924 (pp. 111-116)  Février 1924 (pp. 144-148)  

Bibliothèque Nationale de France / Ressources numériques  https://ripm.org/?page=JournalInfo%26ABB=CHE

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