La Flûte et les Compositeurs Britanniques
L A F L Û T E
E T
L E S C O M P O S I T E U R S B R I T A N N I Q U E S
Un aphorisme, assez largement répandu dans le monde musical, dit que « La flûte n’a pas de répertoire » , et un autre, trop souvent rencontré sur le continent, soutient que « La musique anglaise n’existe pas. » Si par conséquent je souscrivais à ces opinions fallacieuses, j’aurais peut-être quelque difficulté à traiter le sujet que je me suis fixé.
Mais comme tant d’autres, ces aphorismes sont absurdes. Il serait impertinent d’essayer de réfuter le dernier, qui est déjà amplement justifié par les musiciens britanniques et dont l’incorrection commence à être reconnue ailleurs ; et il serait facile de prouver la vacuité de la première. Le principal témoin de ma défense est (oh, horreurs !) un allemand. J’ai d’ailleurs en ma possession une brochure publiée il y a une vingtaine d’années par un flûtiste de Berlin [1], qui a compilé assidûment un extrait des catalogues des éditeurs de musique, intitulé « Führer durch die Flöten-Literatur » [2]. Ce petit livre contient les titres de quelque 7 500 œuvres diverses pour flûte seule, flûte et piano, flûte et orchestre, et toutes les combinaisons possibles avec flûte. Ce ne sont pas toutes des chefs-d’œuvre, hélas, et il faut avouer que l’essentiel du volume est constitué de « pot-pourris » et de transcriptions, d’un trop-plein de mauvais arrangements et de pitoyables inanités. Néanmoins, on y trouve un nombre respectable d’excellentes choses, avec ici et là quelques chefs-d’œuvre. Quant au nombre d’ouvrages intéressants omis, il est assez important pour constituer la base d’un deuxième volume. L’auteur a en effet négligé la littérature musicale des XVIIe et XVIIIe siècles non rééditée, de sorte qu’à part quelques œuvres classiques qui ne pouvaient manquer d’être publiées par les éditeurs modernes, il n’y a rien dans ce catalogue incomplet qui révèle l’existence de cette admirable école de musique pour flûte, aussi importante que celle de musique pour violon à la même époque.
Il aurait été étrange que la Grande-Bretagne n’ait pas contribué à un tel monument musical. La flûte, qui a succédé à la flûte à bec, a été très en vogue dans ce pays de la fin du XVIIe siècle jusqu’au milieu du XIXe siècle. Il suffit de lire les dédicaces des nombreux livres de sonates pour flûte publiés par Walsh et d’autres éditeurs londoniens au cours du XVIIIe siècle pour se rendre compte qu’en Angleterre, comme en France et en Allemagne, la flûte était l’instrument préféré de l’aristocratie, et le plus utilisé. Ce goût s’est maintenu jusqu’à l’époque où la flûte Böhm a définitivement affirmé sa suprématie sur les instruments plus anciens à une, quatre ou huit clés. On ne pouvait décemment plus utiliser l’ancien instrument, tandis que le prix très élevé du nouveau s’avérait décourageant pour la plupart des débutants. Mais vers 1850, la flûte était encore très populaire, comme le prouve une curieuse anecdote concernant un orchestre d’étudiants nouvellement constitué à Oxford à l’époque, dont la première répétition a réuni deux violonistes contre cinquante flûtistes.
Il va sans dire que cette longue succession de générations d’amateurs a engendré une littérature abondante et de qualité, suffisamment variée pour satisfaire tous les goûts.
Établissons tout de suite une distinction nécessaire. Comme pour tous les instruments (si l’on excepte le piano), nous sommes confrontés à deux types de composition : les oeuvres écrites à la va-vite par les grands maîtres et celles que nous devons aux virtuoses. Je n’ai pas grand-chose à dire sur la deuxième catégorie. Les instrumentistes disposent d’une capacité technique particulière et – si c’est un avantage – d’une grande facilité de production ; mais trop souvent leurs goûts musicaux laissent à désirer. Nos véritables chefs-d’œuvre, nous les devons à Bach, Haendel et Mozart, et lorsque des virtuoses écrivent un bon morceau de musique, ils sont généralement sous l’influence d’un maître qui ne connaissait rien à leur instrument.
Ainsi, tout ce qui a de la valeur dans la musique pour flûte britannique du XVIIIe siècle doit son existence à l’influence de Haendel. S’il m’était permis de faire de ce maître un musicien anglais, je mentionnerais tout d’abord ses dix sonates pour flûte et basse et ses duos et trios contenant d’importantes parties de flûte, qui sont quasiment des chefs-d’œuvre. Quant aux autres compositeurs du même siècle, toutes les œuvres remarquables que j’ai trouvées dans les bibliothèques ne sont pas écrites par des flûtistes, mais par des musiciens comme ce John Stanley (1713-1786), l’organiste aveugle du Temple, dont les « Solos for a German Flute » sont de délicieux spécimens de la musique instrumentale du dix-huitième siècle. Je joue souvent celle qui me semble la plus caractéristique du style de Stanley. Elle se compose de trois mouvements : une Sicilienne tendrement mélancolique, un Allegro plutôt brillant et un délicieux Finale en forme de menuet. L’influence de Haendel est perceptible dans cette œuvre qui, cependant, s’apparente davantage à la grâce et à la sensibilité des contemporains français du compositeur.
Un compositeur plus âgé, plus raide et anguleux – on peut même dire quelque peu maladroit – Daniel Purcell (1660-1719), le frère d’Henry, représente une tradition antérieure. Cet obscur organiste a laissé quelques livres de sonates pour flûte et basse, dont le principal mérite, à mon avis, réside dans leur caractère national. Elles ont été écrites à peu près en même temps que les suites pour flûte et basse du flûtiste français Michel La Barre. Quiconque doute de l’originalité de la musique purement anglaise devrait comparer ces deux compositeurs. Le Français est manifestement inspiré par Lully et ses suites, composées principalement de courtes pièces en forme de danses, se rapprochant des maîtres florentins par une sorte de majesté pompeuse. La musique de Daniel Purcell est moins développée, mais elle possède le genre de netteté et de franchise que l’on trouve chez Byrd et John Bull, et qui ne ressemble à rien de ce qui a été écrit sur le continent. De toutes les œuvres pour flûte que j’ai vues, celles de Daniel Purcell m’ont semblé sans compromis les plus britanniques.
On ne peut s’étendre indéfiniment sur cette période particulière, qui fournirait suffisamment de matière pour un essai beaucoup plus long. Pour rester dans l’actualité, je citerai le général Reid, combattant et musicien, qui a participé à la guerre d’indépendance américaine, puis s’est retiré à Édimbourg, où il a abandonné l’épée pour la flûte, pour laquelle il a écrit plusieurs sonates. Il a légué toute sa fortune à l’université d’Édimbourg afin de créer une chaire de musique. La libéralité de son legs surpasse en mérite la valeur musicale de ses sonates, bien qu’elles ne soient, après tout, ni négligeables ni plus amateurs que les productions d’innombrables autres flûtistes de l’époque. Des oeuvres de ces derniers, on sait très peu de choses aujourd’hui. Qui était ce Lewis Granom, dont je possède un charmant solo, publié à Londres en 1751 ? Était-il flûtiste ? Était-il anglais ? Je n’ai pas encore réussi à découvrir la moindre indication le concernant [3]. Il en va de même pour Inglese, Topham, Ranish 4, Reinardo et bien d’autres, dont les noms ont une consonance étrange, mais dont les œuvres ont certainement été publiées à Londres et ont contribué, proportionnellement à leurs talents respectifs, à enfermer la musique britannique dans une servitude dont elle commence à peine à s’émanciper.
Il n’y a rien de discourtois, espérons-le, à dire que la Grande-Bretagne a vécu, pendant près de deux siècles, sous le joug de l’envahisseur, en ce qui concerne la musique. Des bras de Haendel, elle est passé à ceux de Mendelssohn, des siens à ceux de Brahms, et j’ai craint un instant (même si cela aurait dû flatter ma vanité nationale) qu’elle ne passe à ceux de Debussy. Aujourd’hui, cependant, ces craintes paraissent infondées et la jeune école britannique semble avoir retrouvé cette vitalité nationale et originale qu’elle avait perdue pendant un certain temps. Pour nous, flûtistes, cela est corroboré par quelques œuvres vraiment typiques, dont je parlerai plus loin. Mais quel silence total au cours du siècle dernier ! Il faut admettre que le même état d’esprit prévalait ailleurs, ce qui mérite une petite digression.
Si le XVIIIe siècle a été l’âge d’or de la flûte, c’est parce que les compositeurs et les interprètes ont respecté le caractère de l’instrument. La flûte, même après son perfectionnement par Böhm et ses disciples, reste fondamentalement l’instrument pastoral de l’Antiquité. Ses possibilités, notamment dans le domaine de l’expression, sont limitées. Si le génie d’un compositeur permet à la flûte d’aller jusqu’au pathos extrême (la sublime scène des Champs Elysées dans « Orphée » en est une preuve, l’Adagio de la « Sonate en si mineur » de Bach en est une autre), ce pathos est de nature intérieure et retenue, et ne recourt ni à l’étalage ni à la violence. Or, les flûtistes qui ont fleuri à partir du début du XIXe siècle semblent avoir été victimes d’une ambition démesurée. Ils se sont efforcés de faire de leur délicat instrument un rival du violon, et ont naturellement surchargé ses moyens. Les Français Drouet, Tulou, Berbiguier et Demersseman, l’anglais Nicholson et tous leurs collègues étrangers n’ont écrit et joué que de la musique brillante, pompeuse et même « héroïque » ! Regardez les catalogues : à l’exception des œuvres du doux Doppler, qui respectent le caractère de la flûte et restent donc dans son répertoire, nous ne trouvons que des concertos avec grand orchestre, de grandes fantaisies sur des airs d’opéra, des polonaises et des valses brillantes, etc, etc. Une alternance d’averses de notes, d’interminables points de pédale, de phrases ambitieuses et majestueuses qui tentent en vain d’atteindre le sublime. Nicholson, le plus brillant des flûtistes anglais de l’époque, alla même jusqu’à faire agrandir les trous de son instrument afin d’obtenir, pensait-il, un son plus puissant. Nous avons ici, en toute vérité, « la grenouille qui a essayé de se faire aussi grosse que le bœuf ». Le résultat de ces extravagances a clairement découragé les vrais musiciens d’écrire de la musique pour flûte. Kuhlau est le dernier classique à avoir écrit pour notre instrument, et il n’était qu’un compositeur secondaire. Aucun des maîtres qui ont immortalisé le XIXe siècle – Mendelssohn, Schumann, Brahms, pour ne citer que ces trois-là – n’a laissé une seule page de musique pour flûte.
Notons toutefois une exception intéressante, que nous devons à l’initiative d’un éditeur londonien. 5 Cette maison a commandé à plusieurs compositeurs britanniques un certain nombre de sonates pour flûte et piano. L’un de ces compositeurs, Barnett (1837-1915), musicien de mérite et grand admirateur de Mendelssohn, se mit au travail et, ayant sans doute à l’esprit le fait que le compositeur du « Songe d’une nuit d’été » n’avait jamais rien écrit pour la flûte, entreprit de combler cette lacune. Nous avons donc eu droit à une sonate pour flûte et piano, signée Barnett, que Felix Mendelssohn-Bartholdy lui-même n’aurait pas reniée, et que je préfère honorer du nom de « réminiscence » plutôt que de l’affubler de celui de « plagiat ».
Les musiciens d’aujourd’hui ont heureusement réagi à la négligence déplorable du siècle dernier, et un nouveau répertoire pour flûte qui incarne toutes les saines traditions du dix-huitième siècle, se constitue progressivement. Il est vrai que l’on écrit aujourd’hui de la musique plus difficile, mais c’est parce qu’un instrument plus parfait permet une plus grande latitude, et non parce que l’on sacrifie tout à la virtuosité. L’octave la plus basse, que les flûtistes des générations passées dédaignaient, est aujourd’hui librement utilisée, et à part certains « Hofkapell-virtuosen » [6], qui pensent qu’il est de leur devoir d’écrire au moins une fois dans leur vie un « Grosses Konzert » [7], presque aussi long et aussi barbare que la Grande Guerre elle-même, la musique contemporaine ne produit plus ces « grands solos » indigestes et futiles qui ne pourraient être tolérés dans aucune salle de concert aujourd’hui.
L’art subtil et raffiné de M. Cyril Scott [8] semble particulièrement adapté à la flûte. Diverses pièces pour flûte et piano, dont la « Scotch Pastoral » et une curieuse mélodie pour soprano et flûte (sans autre accompagnement) [9], constituaient jusqu’à présent sa contribution à notre répertoire. Je dis jusqu’à présent à dessein, car j’espère que l’on peut attendre davantage de ce compositeur. Si l’audace de son harmonie déconcerte l’auditeur peu habitué à la musique moderne, la simplicité de sa ligne mélodique, la richesse de ses inventions rythmiques et sa parfaite maîtrise de la technique de la flûte doivent néanmoins ravir les mélomanes. D’autres œuvres à mentionner sont une sonate claire et brillante [10] de M. Francis Toye, une « Miniature Suite[11] » de M. York Bowen, une « Arabesque [12] » délicate de Norman O’Neill, et, plus ancienne, une excellente petite Suite [13] de M. Edward German. M. Richard Walthew [14], M. Haydn Wood [15] et Mlle Katharine Eggar [16] (on ne peut pas m’accuser de ne pas être éclectique !) ont également écrit pour la flûte. De la plume de M. Eugène Goossens [17], nous avons une « Suite[18] » pour flûte, violon et harpe, et les « Five Impressions of a Holidays[19] » pour flûte, violoncelle et piano, qui révèlent les dons brillants de ce jeune et infatigable compositeur. J’ai entendu parler en termes élogieux du trio pour flûte, alto et harpe de M. Arnold Bax, que je ne connais malheureusement pas encore. Enfin, on ne peut passer sous silence deux oeuvres importantes et remarquables. L’une d’entre eux est l’admirable « Variations sur un thème de Gluck » pour flûte et quatuor à cordes de M. Donald F. Tovey, sur laquelle le compositeur a généreusement prodigué tous les trésors de sa science, et dont au moins les deux dernières variations s’élèvent à des hauteurs d’inspiration dignes du thème sur lequel elles sont basées. Et comment ne pas être saisi d’un regret poignant en jouant la délicieuse « Serenade » pour flûte et petit orchestre écrite par le regretté F. S. Kelly[20] quelques années avant sa mort héroïque ? Je suis sûr que les variations de Tovey resteront définitivement dans le répertoire de la musique de chambre, et j’aimerais voir la sérénade de Kelly aussi solidement implantée dans les programmes des grandes sociétés orchestrales. La valeur intrinsèque de l’œuvre, tout comme la fin magnifique du héros [21]qui l’a écrite, méritent une grande reconnaissance.
L. FLEURY
Traduction Française : L. Renon
[1] Emil Prill (1867-1940) flûte solo de l’orchestre de Hambourg
[2]Trad : « Découvrir la littérature pour flûte »
[3] 1700 -1782 flûtiste
[4]John Frederick Ranish 1692 ou 93 – 1777
[5] Edition Rudall Carte
[6] Edition Rudall Carte
[7] trad : « Grand Concerto »
[8]1879-1970
[9]Idyll (1919)
[10] Donnée le 5 Juillet 1910 au Steinway Hall de Londres par le flûtiste braittanique Robert Murchie (1884-1949) et la pianiste Isabel Hirschfeld.
[11] Pour flûte et piano (ca.1907), Edition Emerson
[12] Informations manquantes
[13] Pour flûte et piano (ca 1889)
[14] Probablement « Idyll » pour flûte et piano (1907)
[15] Probablement la « Barcarolle« pour flûte et piano, dédiée à Edith Penville haydnwoodmusic.com
[16] « Idyll » pour flûte et piano (1910) Edition Alry Publications
[17]Chef d’orchestre et compositeur britannique d’origine belge
[18]Op.6 (1914)
[19]Op.7 (1914)
[20]Frederick Septimus KELLY (1881-1916)
[21] Mort au front pendant la Première Guerre mondiale.
Source : The Chesterian, « The Flute and the British Composers » Décembre 1919 N°3 pp. 79-82 / Janvier 1920 N°4 pp. 115-117
Bibliothèque Nationale de France / Ressources numériques https://ripm.org/?page=JournalInfo%26ABB=CHE
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