La Flûte et ses Pouvoirs d’Expression
L A F L Û T E
E T
S E S P O U V O I R S D ’ E X P R E S S I O N
Un petit roseau m’a suffi
Pour faire frémir l’herbe haute
Ainsi, M. Henri de Regnier – poète, romancier et académicien – est aimé des flûtistes parce qu’il adore la flûte. Il l’a vantée en vers et en prose, dans les poèmes de sa jeunesse et dans La Pécheresse [1] , le roman de sa vie entièrement consacré aux exploits d’un flûtiste amateur. Et, rien que pour cela, La Pécheresse devrait avoir une place d’honneur dans la bibliothèque de chaque disciple de Pan. Malheureusement, son livre contient une grossière erreur technique, répétée comme une sorte de leitmotiv : son héros joue de la flûte en gonflant les joues.
Cependant, si le romancier se trompe, le poète a en lui la racine du problème. Il a résumé en deux lignes ce qu’un rédacteur technique exposerait en plusieurs pages. M. de Regnier ramène la flûte à sa fonction première. Elle est, d’abord et avant tout, un instrument d’expression, qu’elle atteint en restant dans ses limites particulières. Que le flûtiste joue sur une flûte Quantz à une clef, une flûte Devienne à quatre clés, une Tulou à treize clés, ou bien sur l’instrument moderne perfectionné par Boehm, il ne doit jamais oublier qu’il joue sur un roseau, certes perfectionné mais toujours un roseau, et que toute tentative d’élargir ses frontières conduira au désastre.
De telles tentatives ont, hélas ! été faites, et c’est ainsi qu’un instrument alors au premier plan aux 17e et 18e siècles, est devenu tout à fait démodé et a été négligé par les compositeurs du 19e. Les flûtistes eux-mêmes sont à blâmer. On peut dire que les grands virtuoses du siècle dernier, comme Berbiguier [2], Tulou, Demersseman, Nicholson et Drouet – malgré la maîtrise incontestable de leur instrument, lui ont fait plus de mal que l’amateur le plus maladroit. Tant que la flûte était un véritable instrument pastoral, d’un tendre pathos ou d’une gracieuse agilité, les plus grands compositeurs – Handel, Bach, Haydn, Mozart et, dans une certaine mesure, Beethoven – ont pris soin d’elle en lui écrivant des chefs-d’œuvre. Mais dès lors que les flûtistes se sont livrés à des feux d’artifice, les personnes de bon goût n’ont plus rien eu à faire avec eux. A l’exception de quelques pièces orchestrales, pas une seule page de musique n’a été écrite pour flûte par Mendelssohn, Schumann ou Brahms, pour ne citer que ces trois, et cela perdura tout le temps où les flûtistes se transformaient en oiseaux mécaniques et emplissaient leurs mélodies d’ornements insignifiants.
Vers 1860 apparaît un jeune flûtiste français dont l’immense talent et la musicalité ont complètement changé les habitudes de son époque. Paul Taffanel [3] quitta le Conservatoire au moment où le répertoire des flûtistes ne contenait que des airs de variations et des potpourris, tous méprisables ; comparée aux effusions de Tulou et de Demersseman, la musique de Thalberg [4] et de Herz [5] est du grand art. Taffanel a commencé par jouer ces « choses », mais il sa vite pris conscience qu’elles étaient indignes de lui-même et de son public. Plus ses pouvoirs d’exécution grandissaient, plus son goût se raffinait. Et il a commencé à faire des découvertes. Les concertos de Mozart, négligés depuis cinquante ans au profit de ceux de Tulou, commencèrent à se faire entendre aux concerts. Les sonates de Bach, ces merveilles, longtemps enfouies dans la poussière des bibliothèques, s’éveillèrent pour trouver un réel interprète. Il fut le premier, en tout cas en France, à découvrir le sens de ces œuvres, que ses collègues jugeaient ternes et mal écrites pour l’instrument [6].
En 1876, il fonda une Société de Musique de Chambre pour instruments à vent, et à partir de ce moment, la flûte retrouva la place qu’elle n’aurait jamais dû quitter. Le public était présent. Les compositeurs se sont à nouveau penché sur cet instrument qui avait été négligé et mal compris. Les rivalités se multiplièrent et le virtuose de l’estrade n’était plus un simple acrobate. Il devint enfin clair que, sans cascades de notes, avec un registre restreint et une échelle dynamique modeste, ce petit instrument pouvait atteindre un sentiment musical aigu. Cela se reflète dans les compositions modernes. L’emploi rationnel de la flûte au XXème siècle est sans doute dû à l’exemple du XVIIIème siècle. Qui sait si la phrase d’ouverture de L’Après-midi d’un Faune n’est pas un écho d’une exécution d’une oeuvre de Bach ou de Gluck ? En tout cas Debussy a ceci en commun avec les vieux maîtres : il ne demande jamais à notre instrument au son doux ce qu’il ne peut pas donner. Cela n’enlève rien au mérite de nombreuses pièces modernes de dire que l’âge d’or de la flûte a été le XVIIIe siècle, et plus particulièrement la période 1720-1780. La preuve réside dans l’énorme masse de musique dans nos bibliothèques, peu connue et à peine rééditée. Comme en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne, la flûte était alors l’instrument de l’aristocratie et même de la royauté. Dans l’éducation d’un gentilhomme, la flûte avait sa place, tout comme la chasse, le tir et le tennis. La flûte était imposée à tout jeune aristocrate ayant un penchant pour la musique. Louis XIV n’en jouait pas lui-même, mais les récitals de flûte de Descoteaux à Versailles étaient commandés par le roi. Plus tard, La Poupelinière, le riche fermier général, fit faire son portrait avec une flûte à la main. Puis, bien sûr, il y eut Frédéric le Grand. Chaque soir, cet homme d’État-philosophe se transformait en flûtiste professionnel et accomplissait sa tâche avec plus de dévouement que beaucoup de musiciens professionnels. Quel gentilhomme allemand aurait osé résister à ce royal exemple ? Le snobisme, souvent calomnié, est un ange déguisé ; il nous a souvent procuré des chefs-d’œuvre.
Il était en effet impossible pour un compositeur de renom de négliger un instrument joué par tant de personnes de qualité. Que ce soit de leur propre initiative ou pour une autre raison, tous les compositeurs du XVIIIe siècle ont plus ou moins écrit pour la flûte. Avant d’arriver en Angleterre, Haendel avait déjà publié trois sonates pour flûte et basse [7]. Plus tard, lorsque parut sa collection de 15 sonates pour divers instruments et continuo, sept étaient pour flûte, deux pour hautbois et six pour violon, curieusement proportionnelle à notre façon de penser.
C’est pour Frederic [8] que Bach a écrit son étonnante Offrande Musicale et en particulier, la magnifique Sonate en trio qui en constitue le climax. Peut-être pensait-il aussi à lui dans ses trois sonates pour flûte et clavier, ses trois sonates pour flûte et basse, la suite en si mineur, le Concerto Brandebourgeois en ré majeur, le Concerto en La, le Concerto pour deux flûtes et violon. En tout cas, nous pouvons nous réjouir qu’une mode sociale, assez futile en soi, ait donné naissance à tant d’œuvres importantes.
Mozart, pour arrondir ses fins de mois et satisfaire des désirs exhaltés, a écrit ses deux concertos pour flûte et orchestre, le concerto avec harpe, l’Andante pour flûte et orchestre et trois quatuors dans lesquels la flûte joue le rôle d’un premier violon. Si nous ne trouvons aucune trace des concertos de Haydn dans les catalogues de son temps, nous avons en tout cas trois trios (dans lesquels le violoncelle double pratiquement le continuo) et la Sonate en sol majeur avec son touchant Adagio.
Outre les quatre maîtres qui dominent leur époque, on trouve des compositeurs moins illustres : Telemann, Hasse, J. Ch. Bach, Marcello, Leonardo Vinci, John Stanley, Daniel Purcell, Boismortier. Ceux-ci ont laissé un bon nombre d’exemples de leur intérêt pour un instrument dont ils ne jouaient pas et qui n’était qu’un incident dans leur travail. Mais vient ensuite l’énorme contribution des flûtistes contemporains, car à cette époque, chaque virtuose pensait qu’il était de son devoir d’écrire pour son instrument. Il faudrait plusieus pages de ce magazine pour détailler les œuvres de Quantz, Loeillet, La Barre, Blavet, Naudot, le grand Frédéric lui-même et les autres, tous compositeurs infatigables. Leurs œuvres figurent dans des livres de six, huit ou douze sonates. Des sonates pour flûte et basse seules nous en connaissons 36 de Loeillet, 18 de Blavet, et, si l’on en croit ses éditeurs, 125 de Frédéric le Grand [9].
Et malgré tout, il y a des musiciens qui me disent de bonne foi : « Quel dommage que votre répertoire soit si limité ! »
Bien sûr, nous devons faire des choix. Ce ne sont pas tous des chefs-d’œuvre, et dans toute cette masse on trouve pauvreté et répétitions à profusion. Le grand défaut de ces innombrables sonates, c’est qu’elles sont toutes faites sur le même moule : un mouvement lent, un allegro, un mouvement lent et un dernier allegro. Certains compositeurs ne peuvent pas, et d’autres ne prendront pas la peine de varier leur formule originale. Loeillet, par exemple, termine sa première sonate par une gigue, s’en satisfait et la perpétue. Toutes ces gigues se ressemblent comme deux gouttes d’eau et nous les confondons rapidement. Nous en retirons un sentiment d’impuissance. Mais nous ne pouvons pas accuser Haendel d’impuissance. Son utilisation de formules toutes faites est pure négligence, ou le signe de la hâte d’arriver au bout de ce qui n’est qu’un travail secondaire. On constate souvent que certains Adagios et Allegros en 4/4 ont un air de famille avec d’autres de ses œuvres, et sont, ce qui est bien pire, d’une certaine monotonie. Dans ces cas là, la musique pour flûte pouvait aussi bien être jouée par un hautbois ou un violon. Mais dès que le morceau présente le véritable caractère de la flûte, il devient une véritable source d’inspiration.
LE CARACTÈRE DE LA FLÛTE
Douceur mélancolique.
J’ai déjà remarqué que c’est l’une des qualités typiques et prédominantes de la flûte. Trois exemples me viennent à l’esprit, tous construits, assez curieusement, sur le même rythme, la Sicilienne. Ils appartiennent à la même école, ils sont de valeur inégale, mais tous sont singulièrement expressifs. La première est la célèbre Sicilienne de Bach, qu’un mécréant s’est attiré les foudres du ciel en la transcrivant et en lui enlevant les trois quarts de son charme. C’est le deuxième mouvement de la Sonate en mi bémol pour flûte et clavier.
Bach n’a pas été trop strict avec le rythme. Le point de départ de la Sicilienne est la figure crochepointée-double-croche qui n’apparaît qu’accessoirement et uniquement dans la partie de flûte. L’ensemble de la partie de clavier présente un flux équilibré de double-croches limpides, et la coda réunit les deux instruments dans un même rythme tranquille.
Cependant, nous ne prendrons pas Bach au mot. Sicilienne ou pas, cette pièce est exquise par sa pureté, sa limpidité et sa douce mélancolie. Mais il suffit de l’essayer sur un autre instrument – un violon, par exemple. Elle devient à la fois dramatique et grandiloquente, et sa grâce s’envole. C’est le roseau du poète seul qui peut saisir ces accents, comme ceux d’un exilé résigné à son sort. Cette mélancolie est aussi bien exprimée dans un Andante de John Stanley, véritable sicilienne cette fois, qui, cependant, par un caprice du destin n’a pas été ainsi nommée par son compositeur. ll s’agit du premier mouvement du premier des huit Solos pour flûte allemande de l’organiste aveugle de l’église du Temple.
On y retrouve la même douceur, la même mélancolie, la même simplicité. Et nous le retrouvons, avec peut-être une intensité d’expression supplémentaire, dans la sonate de Blavet en Sol m, qu’un critique anglais éminent a déclaré être « comparable à la Sicilienne de Bach »
J’ai choisi, dans ces trois exemples, les traits caractéristiques de ce que l’on pouvait appeler, au XVIe siècle, les musiques « de tendres plaintes [10] ». Je dois maintenant vous demander de faire un grand saut en avant et de comparer ces trois pièces à l’expression du même sentiment par un maître moderne. Quel meilleur exemple pourrait-on trouver que cette courte pièce de Debussy – La Flûte de Pan – qui atteint une mélancolie poignante par les moyens les plus simples ?
L’ensemble de la pièce mériterait d’être citée. Il n’y a ni répétition du thème, ni réminiscence, rien de tel. Et de même qu’il était facile, malgré l’absence de programme, de découvrir un sentiment de mélancolie dans les trois pièces mentionnées ci-dessus, de même avec cette pièce, de musique à programme s’il en est – en réalité, c’est plutôt une complainte que le compositeur voulait réellement exprimer – Debussy, ce maître de la modernité utilise exactement les mêmes procédés, voyez-vous : une longue phrase sans respirer, l’utilisation du registre grave, pas d’explosion fantasque, l’expression la plus sévère et la plus sobre d’une grande souffrance psychique.
Pathos.
Doit-on dire que l’expression de sentiments plus intenses dépasse les capacités de la flûte ? Non, la flûte peut aussi atteindre le pathos, mais les cas sont rares, si rares que je ne peux penser qu’à deux cas où elle a atteint le sublime – et il fallait du génie pour cela. Une fois de plus Bach, et avec lui Gluck.
Bach anoblit tout ce qu’il touche. Sur un thème, qui sous une autre plume serait simplement digne, avec les mêmes instruments, le même compas, presque le même dessin et les mêmes harmonies, lui erige un monument. Il a atteint l’un de ces sommets de l’art au moins une fois, à mon avis, dans sa série de sonates pour flûte et clavier. Tout le monde connaît la page splendide du deuxième mouvement (Adagio) de la « sonate en si mineur ». Le premier mouvement est une longue, ingénieuse et savante conversation en trois parties entre la flûte et le clavier, un colosse jouant d’une sorte de patience contrapuntique et prenant plaisir à cet enchevêtrement de longue haleine. J’ai souvent observé le public lors de l’exécution de ces pages érudites. Seuls les musiciens très cultivés en retirent un plaisir inaltérable. Puis vient l’Adagio. Soudain, nous sommes sur les hauteurs. Nos poumons se dilatent dans l’air vivifiant. L’écriture est tout aussi savante qu’auparavant, mais nous l’oublions et n’écoutons que cette phrase, virile et sereine. Elle retient non seulement les musiciens, mais aussi toute la salle, les néophytes comme les mélomanes confirmés. Le mouvement est un long crescendo, une progression jusqu’au climax, qui n’arrive, si j’ai bien compris, que dans les deux dernières mesures. C’est pourquoi, après mûre réflexion et à l’encontre des indications de plusieurs éditeurs, je termine toujours cette pièce fortissimo, allargando, très soutenue, comme si elle était jouée sur le grand orgue.
Cela m’amène à une autre page qui, je le parie, restera longtemps l’un des monuments de la musique : la Scène des champs Elysées dans Orphée. Berlioz l’a admirablement analysé dans son « Traité d’Orchestration », le citant comme un modèle parfait de la manière d’employer la flûte. Je renvoie le lecteur à ce passage, auquel je n’ai rien à ajouter. Tout ce que je voudrais, c’est faire une petite demande à mes collègues violonistes, voire même aux pianistes. S’abstiendront-ils, l’un et l’autre, d’exécuter les misérables transcriptions qui en ont été faites ? Ils ne doivent pas mettre la main sur une œuvre qui n’a jamais été écrite pour eux et qui, sous un coup d’archet, même magique, fait grincer les dents de n’importe quel homme de goût. Le répertoire du violon et du piano contiennent beaucoup de choses sublimes ; la flûte n’en a que quelques-unes, et il faut la laisser en possession de ses moyens. De même, chaque fois que cette plainte déchirante en ré mineur est prononcée, elle devrait être suivie par le lent menuet en fa, sans lequel elle perd tout sens et toute proportion. S’abstenir d’ajouter une tête et des pieds à une statue antique qui en est dépourvue est une discrétion louable, mais prendre une Vénus qui nous est parvenue entière pour l’amputer et la décapiter est un acte de vandalisme intolérable. Hélas ! A ma connaissance, la musique a plus d’une fois eu à subir cette haute trahison de la part d’artistes célèbres, et personne dans l’assistance n’a osé protester.
Esprit et gaieté.
De ce qui précède, le lecteur pourrait conclure que la seule place que je puisse trouver pour mon instrument serait au pays de l’élégie. Cela ferait du flûtiste une sorte de pleurnichard, comme les jeunes filles de Greuze qui lèvent des yeux de larmes éternelles au ciel. Je n’ai pas cette pensée ridicule. La flûte est, comme chacun peut le constater, un instrument agile, prêt à vaincre toute difficulté et tout à fait à sa place dans l’exécution d’un passage rapide et brillant. Ce qui est regrettable, c’est que la flûte ait été reléguée exclusivement à la musique élégiaque en oubliant ses qualités expressives. Il est inadmissible de lui demander quelque chose comme de la force ou de la grande pompe, mais on peut lui demander de l’esprit ; et des sentiments spirituels, il y en a beaucoup d’exemples.
Pour les retrouver, il faut se replonger dans l’inépuisable Bach. Il a réussi le paradoxe d’écrire la page la plus spirituelle et la plus gaie de toutes ses œuvres sans quitter le mode mineur. Tout le monde connaît cette délicieuse Badinerie qui constitue le finale de l’Ouverture (ou Suite) en si mineur pour flûte et orchestre à cordes. Essayez de jouer la Suite, et surtout le final, avec les cordes seules. Sans la qualité sonore de la flûte, les thèmes deviendront lourds et collants. Dans ce domaine, comme dans tous les autres, Bach avait un œil clair et un toucher net, et son orchestration donne juste le coup de pouce qui manquerait autrement.
C’est peut-être à cette excellente pièce que Mendelssohn, à qui l’on doit la résurrection de Bach, pensait lorsqu’il écrivit la coda du Scherzo du Songe d’une nuit d’été. C’est un lieu commun, plutôt amusant, chez les flûtistes amateurs de déclarer la musique du XVIIIe siècle injouable, ou en tout cas « terne et insipide, » parce que la flûte est toujours à l’octave inférieure. Mais les solos d’orchestre les plus célèbres (et le scherzo de Mendelssohn en fait partie) ont cette particularité qu’ils ne sortent pratiquement jamais du cadre du XVIIIe siècle. Je mentionne pour mémoire le difficile solo du ballet de Namouna de Lalo, ou surtout cette délicieuse variation dans Ascanio de Saint Saens – un excellent exemple de la bonne manière d’écrire pour la flûte. Au repos, dans chacun de ces différents pizzicati, la flûte se détache parfaitement de la masse orchestrale. A cet égard, j’ai une remarque à faire, avec tout le respect que je dois aux chefs d’orchestre, qu’ils soient bons ou mauvais. Afin de renforcer le solo de flûte, ils doublent ou quadruplent parfois la partie. Ils invoquent pour cela le fait qu’une flûte seule ne peut pas faire le poids face à un quatuor orchestral moderne. Mais n’est-ce pas « mettre la charrue avant les bœufs » ? Le soliste n’a pas à produire plus de sonorité pour noyer l’orchestre. Il appartient aux instruments d’accompagnement d’utiliser une sonorité discrète qui ne noie pas l’instrumentiste soliste. Et pourquoi alors ces énormes masses orchestrales pour des œuvres de ce genre ? Si vous avez trop de violons pour une suite de Bach, ne gardez que ceux qui sont nécessaires (et, si possible, les meilleurs) et laissez les autres se reposer. Tout le monde en sortira grandi, y compris la musique. Le flûtiste qui a un solo dans l’orchestre doit le jouer non seulement seul mais également à son aise, sans avoir à forcer le son. Chaque » doublement » est un blocage ; et mettre un pur-sang sur un taxi-hippomobile n’est pas le moyen d’obtenir un jumper.
Mais cette digression m’a fait dévier. J’essayais de trouver des exemples, en dehors de la musique orchestrale, de la gaieté de la flûte. Je dois revenir au XVIIIe siècle. Le deuxième mouvement de l’une des sonates de Leonardo Vinci, publiée à Londres, illustre ce point. Il y a beaucoup de gaieté et de vivacité dans cet Allegro.
Et l’allégresse qui se dégage de la Sonate en mi majeur de Bach a de quoi faire sortir de ses gonds n’importe quel hypocondriaque de l’auditoire.
Mais on ne saurait donner un meilleur exemple de l’humour de la flûte que le Trio du Scherzo du Quatuor en la majeur pour flûte et cordes de Mozart. [Köch, 298]. Ce quatuor a récemment fait l’objet d’une curieuse découverte, que l’on doit à mon éminent ami le Comte de Saint-Foix [11], qui a collaboré avec le regretté Th. de Wyzewa [12] à cet excellent ouvrage sur Mozart. Écrit en 1778 et très rarement exécuté, ce quatuor, contenant un Andante avec des variations, un menuet et un final, n’avait jamais attiré l’attention, M. de Saint-Foix découvrit que le final n’était qu’une adaptation d’un air de Gli schiavi per amor de Paisiello, à moins que Paisiello n’ait repris la mélodie du quatuor, ce qui est beaucoup moins probable. Sans doute Mozart, pressé par le temps pour achever cette commande, s’est contenté de coucher sur le papier ce qu’il venait d’entendre au théâtre, sans rien ajouter de plus important que ce qu’auraient fait ses contemporains. D’ailleurs, l’air n’a guère de développement, et Mozart s’est donné le minimum de peine. Mais il y a autre chose dans ce menuet. Ses deux premières reprises sont plutôt pompeuses, presque héroïques, quand soudain se glisse cette petite phrase populaire dont le violoniste Henri Marteau me disait un jour qu’elle suffirait à guérir le plus sombre des neurasthéniques. A cette époque, on sifflait dans la rue une chanson populaire que tout le monde fredonne depuis, car elle constitue la cinquième figure des célèbres « Lancers » [13] . Ici la ressemblance est évidente. Mais cette transformation en menuet d’une chanson un peu vulgaire en 2/4 – et l’auteur des Lanciers s’est bien gardé d’en altérer le rythme – n’a pu acquérir la grâce qu’elle a ici que par un coup de génie. Il est tout de même regrettable que le génie se soit pour une fois déployé sur un « caput mortuum »[14] ; combien de fois en un siècle et demi ce travail fascinant a-t-il été réalisé ? La musique de chambre traverse de nos jours une crise difficile, le public et les artistes semblent vouloir prolonger la crise par leur horreur de la nouveauté, même lorsque celle-ci a cent cinquante ans.
J’arrive à la fin de ce long article et je suis loin d’avoir tout dit. J’aurais aimé parler de la flûte comme instrument à variations, et donner comme exemple les deux thèmes délicats avec variations de la Sérénade pour flûte, violon et alto de Beethoven, ou de l’Introduction, thème et variations de Schubert, véritable modèle de ce que devraient être de telles choses. J’aurais voulu, incidemment, faire tomber ces lamentables fabricants d’Airs avec Variations et Pot-pourris qui ont empoisonné l’atmosphère du XIXème siècle avec leur musique stupide de flûte. Mais il faut savoir s’arrêter. J’ai essayé de montrer la flûte sous ses aspects les plus séduisants. Il appartient aux auteurs contemporains d’enrichir le répertoire de flûte de nouveautés sans trop se préoccuper de ma classification. Après tout, il n’y a que deux façons d’écrire pour la flûte, comme pour tout le reste, bien ou mal : il s’agit de choisir la bonne voie.
L. FLEURY
(et A. H. FOX STRANGWAYS trad.)
[ L’auteur n’a malheureusement pas eu le temps de corriger l’ épreuve de la deuxième partie de cet article. – ED. ]
Traduction française : L. Renon
Source : Music & Letters , The Flute and Its Powers of Expression, Oct., 1922, Vol. 3, No. 4, pp. 383-393 – Oxford University Press – Bibliothèque Nationale de France / Ressources numériques https://www.jstor.org/stable/726079
[1] Edition du Mercure de France. 1920. (sic)
[2] Berbiguier né en 1782, Drouet mort en 1873. (sic)
[3] Né en 1844 à Bordeaux et mort en 1908 à Paris. (sic)
[4] Sigismund Thalberg pianiste et compositeur autrichien né à Genève en 1812 et mort à Naples en 1871
[5]Henri Herz pianiste et compositeur autrichien né à Vienne en 1803 et mort à Paris en 1888
[6]Il est vrai, même si on a du mal à le croire, que jusqu’en 1893, les sonates de Bach n’étaient pas enseignées dans la classe de flûte (dirigée par d’Altès) au Conservatoire. (sic)
[7] Publié jusqu’à présent par la Handel-Gesellschaft sans parties intérieures, mais en cours de publication par Rudall Carte.(sic)
[8] F. II de Prusse
[9] Vingt-cinq d’entre elles ont été publiées par Breitkopf. Ce sont d’aimables bagatelles qui tiennent leur place dignement dans la production générale du moment. (sic)
[10] En français dans le texte.
[11] Georges de Saint Foix (1874-1954) juriste et musicologue auteur de trois livres essentiels sur Mozart. Il joua un rôle déterminant lors de la fondation du Festival d’Aix-en-Provence, où Mozart sera au centre de tant de soirées inoubliables.
[12] D’origine polonaise, Thédore de Wyzewa (1862-1917) fut l’une des figures marquantes de la musicologie et du journalisme français. Il fonda, en 1901, la société Mozart, avec Adolphe Boschot et Georges de Saint-Foix. Son essai de biographie critique consacré à Mozart fut malheureusement brusquement interrompu par sa mort prématurée (poursuivie et terminée par G. de Saint Foix).
[13] « The Lancers » (Les Lanciers) célèbre quadrille anglais
[14] en chimie : résidu dont on ne peut plus rien extraire
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