Souvenirs d’un Flûtiste – 2. Le Bâtiment – L’Administration

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S O U V E N I R S  D’ U N  F L Û T I S T E
(suite)

Le Conservatoire vers l’époque de son centenaire (1893)

I  – L E  B Â T I M E N T

Certaines âmes sentimentales ont versé un pleur discret le jour où le coup de pioche des démolisseurs entama certaine vieille baraque qui ne demandait qu’à tomber toute seule. J’avoue que ce sacrifice m’avait laissé froid. Mais j’ai pleuré pour de bon le jour où commença de sortir de terre l’affreux temple germano-assyro-téléphonique qui l’a remplacée et qui déshonore à jamais le IX° arrondissement. Et dire que cette effarante bâtisse se trouvait juste dans la ligne de tir de la Grosse Bertha ! ILS l’ont respectée les misérables ; C’eût été cependant une bonne occasion, pour feu Joachim Gasquet, de justifier aux yeux des honnêtes gens le titre de son bouquin sur les Bienfaits de la guerre.
Hélas ! nous avons raté ce bienfait-là, de sorte que je puis gémir à mon tour sur la disparition du lépreux monument qui servait à cette époque de Conservatoire national à la moderne Athènes. Il était vieux, il était sale ; il était incommode et malsain ; sa crasse, seule, le défendait contre la moisissure, mais son humilité le rendait supportable. On le voyait peu, on en avait l’habitude et il avait ses coins sympathiques. Qui ne regretterait, par exemple, cette curieuse petite salle des examens, où Bourgault-Ducoudray faisait ses cours du jeudi ? Elle faisait un amusant pendant à la salle pompéïenne sauvée miraculeusement, elle, du marteau des Vandales, et sa sonorité, comme celle de sa grande soeur, était exquise.Il n’était malheureusement pas possible de la conserver, car on ne pouvait décemment laisser debout une bâtisse qui n’avait guère de rivale en sordidité que la prison voisine de Saint-Lazare. Pour les jeunes qui ne l’ont pas connue, j’en ferai une description sommaire. Les anciens trouveront peut-être à ce souvenir quelque agrément mélancolique.
L’entrée principale était Faubourg Poissonnière. Un drapeau, jadis tricolore, et qui n’avait probablement pas été renouvelé depuis la chute de la Commune, pendait lamentablement au-dessus de la porte cochère. La crotte de dix générations de chevaux, mêlée à des gicleurs de boue qui remontaient à l’établissement de la ligne d’omnibus « Maine-Gare du Nord », mouchetait la peinture jadis blanche de la façade. Certaines classes donnaient sur cette voie tumultueuse. Je n’oserais pas l’affirmer, mais il me semble bien que c’était le cas pour une classe de composition ou d’harmonie. Le jeune musicien qui avait subi, cinq années durant, ce salutaire entraînement, était armé pour l’existence : il pouvait se marier, fonder une nombreuse famille, subir dans un étroit logement les cris et les jeux d’une smala déchaînée ; qu’était cela à côté du fracas du Faubourg Poissonnière, et en quoi cela pouvait-il troubler la sérénité de son travail ? Il en avait entendu bien d’autres.
La longue façade de la rue Bergère avait tout l’agrément d’un mur de prison. C’était là que s’ouvraient les appartements du directeur. Le maître éminent qui présidait aux destinées de l’établissement et qui n’avait pas, pour cela, abandonné ses travaux de composition, pouvait, de sa fenêtre, contempler de poétiques tableaux : l’atelier d’un emballeur au rez-de-chaussée, les magasins de Comission-Exportation du premier, et la fabrique de papiers peints du dessus. Il y avait certes de quoi lui inspirer de nouvelles « Scènes au bord du Ruisseau », mais le ruisseau était malodorant.
La troisième façade a été respectée. C’est celle qui donnait accès à la salle des concerts restée debout. Par dessus son toit, on apercevait le dôme altier du Comptoir d’Escompte. La pauvre vieille boîte à musique faisait bien piteuse mine à côté du luxueux établissement de crédit et, bien que nous n’en fussions séparés que par la largeur de la rue, ce Temple de la richesse était à nos yeux le symbole de l’Inaccessible.
Ai-je rêvé ? Il me semble avoir lu, vers 1894, dans les Echos des petits journaux, quelques allusions à la disparition de l’arbre unique de la cour. Ce devait être quelque laurier en caisse, emprunté à la terrasse d’un café voisin pour figurer le Jardin de Faust un jour de concours d’opéra, et oublié par son propriétaire. Je ne vois place pour aucune verdure dans le sol strictement dallé de cette cour de caserne. Le seul monument qui en rompît la monotonie était un certain édicule en forme de guérite, placé juste sous les fenêtres du secrétariat.
Tout à côté s’ouvrait la porte-fenêtre béante d’une salle obscure et crasseuse, dénommée salle d’attente parce qu’elle avait attendu cent ans des visiteurs rebelles. La vraie salle d’attente, c’était la cour, puisqu’il était interdit d’y séjourner. Le Français est né frondeur.
Comme il est d’usage, un des coins les plus clairs et les plus confortables de la maison était la loge du concierge. Elle s’ouvrait à gauche, sous la voûte, et avait vue sur le Faubourg. Le surveillant général, le bon M. Lamy, était beaucoup moins bien partagé. Il travaillait dans une pièce obscure, où les professeurs, avant de monter, venaient faire égoutter leurs parapluies sous prétexte de signer la feuille de présence. Pour comble d’infortune, le pauvre était enfermé, comme un volatile, dans un réduit grillagé qui tenait du bureau de poste et de la cage à poules.
En face, et donnant sur la rue, se trouvait la bibliothèque des partitions à l’usage des classes de chant. Dans une sorte de couloir moisi s’empilaient des musiques plus moisies encore, sur lesquelles des générations de futurs Caruso et de Patti en herbe s’étaient usé prématurément la voix. Sur le coup d’onze heures, à la sortie de classes, ce réduit prenait une animation extraordinaire. L’échange des partitions s’y faisait dans un vacarme infernal où l’on pouvait distinguer toutes les variétés de la langue d’oc.
L’entresol contenait les locaux de l’Administration. Nous y reviendrons. Le reste du bâtiment appartenait aux classes. Ces classes étaient généralement petites, basses de plafond et fort obscures. Un piano à queue, une table de cuisine passée au brou de noix et qu’illustraient des centaines de noms gravés au couteau, un ou deux bancs de corps de garde pour les élèves et la chaise rembourrée du professeur, en composaient tout l’ameublement. En décembre, vers 3 heures, on n’y voyait plus goutte, et le garçon de classe nous apportait une lampe à huile qui datait du temps de Cherubini. Nous devions cette faveur (et aussi celle de posséder une bibliothèque dans une sorte de garde-manger) à la haute autorité de M. Taffanel. D’autres professeurs, moins privilégiés, devaient, les jours de brouillard, se contenter d’une simple chandelle.
Toutes les classes, à trois ou quatre exceptions près, donnaient sur la cour. De neuf à quatre heures, c’était un tintamarre de fête foraine où les éclats de voix des ténors et les appels guerriers des cuivres couvraient les roucoulements des flûtes et les plaintes des violoncelles. Je parlerai plus loin des ensembles de trompettes de la classe Cerclier. Par les plus affreuses canicules nous n’avons jamais pu travailler la fenêtre ouverte. Mais quoi !…C’était un mal inévitable, et l’on ne pouvait récemment exiger des professeurs de cuivre qu’ils allassent faire leur classe à l’ombre des fortifs…Peut-être en serait-on arrivé là, si la classe de percussion du bon Baggers avait été créée vingt ans plus tôt.
En dehors de ce tumulte, et donnant sur la paisible rue du Conservatoire, se trouvaient la Bibliothèque et le Musée. Ils y étaient à l’étroit. Lorsque fut décidé le transfert du Conservatoire sur l’emplacement actuel, des esprits chagrins blâmèrent la pingrerie de l’Etat qui préférait à une franche reconstruction la solution hybride d’un aménagement de fortune. Les optimistes répliquèrent « oui ! Mais nous aurons une bibliothèque neuve ! « Or, les vieux locaux des P. Jésuites ont été parfaitement adaptés aux besoins du Conservatoire, et le perchoir neuf dans lequel livres, bibliothécaire et lecteurs sont au moins aussi à l’étroit que précédemment, a été, qu’on me passe l’expression, honteusement « loupé ». J’en appelle à tous les musicologues qui s’y crèvent les yeux et y aggravent leurs rhumatismes. Et à qui fera-t-on crier que le maigre emplacement réservé aux imprimés et aux partitions en permet le classement rationnel et la recherche rapide ?

* * *

En 1909, j’allai faire une visite à feu Albert Lavignac. Il m’invectiva cordialement comme de coutume, pour le retard apporté à la livraison de l’article flûte de son Encyclopédie, puis il m’attira dans l’embrasure d’une fenêtre (il habitait rue du Rocher).
« Voici où sera le nouveau Conservatoire » me dit-il triomphalement « et c’est à moi qu’on le devra ». Je le félicitais mollement. Je connaissais le luxueux Royal College of Music de Londres ; j’avais vu le Conservatoire de Liège et son admirable salle de concerts ; d’autres encore, et ce retapage ne me disait rien de bon. J’avais tort. Si nous avions dû attendre un bâtiment neuf, ou nous l’attendrions encore, ou, du cerveau d’un fou, fût sorti quelque extravagant Temple à Euterpe en style munichois, car tel était le goût du jour. Les projets ne manquaient pas ! Celui qui paraissait le meilleur consistait à désaffecter la Caserne de la Nouvelle France. Il y a là d’immenses terrains qui perdent beaucoup de leur valeur de par l’étroitesse des façades. L’architecte, auteur du projet, tenait, tout prêts, les plans d’une Ecole modèle et d’une grande salle de concerts dont l’entrée, indépendante, se fût trouvée rue d’Hauteville. Il ne manquait, pour faire aboutir tout cela, que l’accord entre deux ministères, dont celui de la Guerre. Autant essayer de résoudre la quadrature du cercle ou le problème des Réparations.

J. G. Prodhomme, qui n’est jamais à court d’idées et dont aucune n’aboutira jamais car elles sont généralement empreintes d‘un certain bon sens, avait également son plan. Il prétendait que l’atmosphère du quartier Poissonnière, voué au négoce, était néfaste aux futurs artistes, dépourvus pour la plupart, de culture générale. Il rêvait donc d’installer le Conservatoire sur la rive gauche et de mettre ainsi les jeunes musiciens en contact avec la studieuse jeunesse des Ecoles. Il y a gros à parier que le contact se serait plutôt établi autour des tables de jacquet de chez Vachette qu’à l’ombre de la Bibliothèque de Ste-Geneviève. Néanmoins, ce petit essai de rapprochement entre la Musique et les Lettres était assez désirable. Malheureusement, il n’y avait qu’un édifice libre : le Séminaire de Saint-Sulpice, récemment désaffecté, convoité par le musée du Luxembourg, par deux ou trois ministères, et qui, finalement, a fait retour à ses premiers occupants. L’opération n’eût pas eu lieu sans tapage. On aurait crié à la profanation, et il est bien vrai qu’il faut traiter ces choses avec délicatesse. La musique a toujours, pour certaines âmes, quelque chose d’un peu diabolique. Je ne suis pas sûr que Mademoiselle Corrie Psichari, enlevant son premier prix de violon dans cette pieuse enceinte, ne se fût pas brouillée avec l’ombre de son grand-père. Renan, qui avait gardé à ces murs, témoins des ses premiers doutes, une piété attendrie, Renan même s’en fût offusqué. Bref, le Conservatoire fut transporté là où il est, et il y est bien. Placé à la frontière de deux quartiers bien différents, il jette une sorte de pont entre la société mêlée du quartier de l’Europe et la riche bourgeoisie du Parc Monceau. C’est un pont symbolique. Par le canal de la Musique et du Théâtre, il s’est établi maints échanges entre ces deux sociétés là.

I I – L’ A D M I N I S T R A T I O N

A tout seigneur, tout honneur : le premier personnage que j’ai connu au Conservatoire était le concierge. C’est par lui que nous commencerons.
Il s’appelait Naudin. C’était un bien bel homme. Non pas tant par la taille qui ne s’élevait guère au-dessus de la moyenne, que par une figure agréable qu’ornait une splendide paire de moustaches d’un noir d’ébène. Ce genre de beauté a complètement passé de mode, mais à cette époque —c’était celle où un ex-élève de Duprato, Fellicien Vargues, venait d’obtenir un gros succès populaire avec une Moustaches-Polka qui fit fureur au café-concert — des moustaches de cette taille posaient un homme dans l’existence. Naudin était, certes, le plus bel ornement de la Maison. Il la quitta, l’ingrat ! Pour aller veiller, à l’Elysée, sur la personne de Felix Faure. On m’a dit qu’il s’était lancé dans le commerce des beurres et fromages. Un bon fromage, c’est le rêve de tout fonctionnaire.
A ce beau ténébreux succéda le gars Le Dard. Sa bonne figure, réjouissante à voir comme un pommier en fleurs de sa Normandie natale, mit un peu de cordialité dans l’atmosphère maussade du lieu. L’excellent homme, qui n’a pas quitté son poste depuis lors, était notre ami et notre Providence. Avec une inlassable complaisance, il nous ravitaillait —car il avait de l’entregent —en leçons et soirées mondaines. Si l’Association des anciens élèves ne l’inscrit pas, le jour où il prendra sa retraite, sur la liste de ses membres d’honneur, ce sera de l’ingratitude.
Thierry qui veillait aux partitions, Nicet qui faisait l’appel des candidats, les jours d’examen, Giboin, qui surveillait la porte de la Société des Concerts, Amary qui régnait au second étage, font toujours, si je ne me trompe, partie de la Maison. J’arrivais juste à temps pour connaître leur aîné, le célèbre Lescot, huissier de la direction et appariteur des concours.
C’était un vieillard rondelet et timide, dont les fortes moustaches banches en accent circonflexe et l’impériale de zouave pontifical faisaient contraste avec la douceur de ses gros yeux bleus. C’est lui qui venait chercher le candidat au foyer pour le pousser sur la scène, et la façon paternelle avec laquelle il l’engageait à ne pas avoir peur, avait pour résultat immédiat de casser les genoux au plus hardi. C’est ainsi que devaient s’y prendre les prêtres assermentés lorsqu’ils extrayaient les condamnés de la Conciergerie pour les mettre sur la charrette.
A Lescot succéda Moreau. Sa verve faubourienne nous mettait dans le même état par des moyens différents. « T’as la frousse, hein? dis-le qu’ t’as la frousse ! » Une bourrade amicale, vos noms et titres jetés au jury et vous étiez sur la sellette. Où cet homme énergique faisait merveille, c’est quand il recevait, dans ses bras robustes, les jeunes personnes qu’un verdict défavorable jetait dans une crise de nerfs. Cette petite scène avait lieu plutôt aux concours de tragédie-comédie qu’à ceux de piano ou de violon, et celles qui les jouaient y déployaient souvent plus d’art que dans leurs scènes de concours. Malheureusement, c’était du talent perdu car elles n’avaient plus pour les apprécier que leurs ironiques camarades et le philosophe Moreau.
L’orgueil, la vie, l’espoir de Moreau, c’était son fils, un petit bonhomme déluré qui, né sous les combles du Conservatoire et que nous trouvions à chaque pas dans nos jambes, avait entrepris non sans succès ses études musicales. Le pauvre garçon, comme tant d’autres, est parti en 1914 pour ne jamais revenir, et le malheureux père ne lui a guère survécu.
Au-dessus de ce petit peuple de braves gens régnait le meilleur de tous, l’excellent M. Lamy, surveillant des classes, chargé de veiller sur notre assiduité et notre conduite, il accomplissait ses fonctions de croque-mitaine avec une mansuétude que dissimulait mal son aspect farouche. Deux fois par jour, il faisait le tour des classes, son gros registre sous le bras; une consigne sévère lui enjoignait d’y noter nos absences. Le regard soupçonneux sous le lorgnon, il avait toujours l’air de vouloir nous dresser un procès-verbal. Le fait est qu’il avait été sous-officier de gendarmerie. Mais auprès de son ancienne clientèle, nous avions peine à passer à ses yeux pour de bien grand criminels, et s’il pouvait donner un petit coup de pouce en notre faveur, il n’y manquait pas. Son indulgence n’était pas inutile car elle n’était pas de mise dans les hautes sphères de l’Administration.
Entendons-nous ! Je ne méconnais pas la nécessité d’une forte discipline et, plus que dans toute autre école, ce bataillon de six cents aspirants artistes a besoin d’être tenu ferme. On eût toutefois aimé voir se manifester la consigne avec un visage moins renfrogné.
Au temps d’Ambroise Thomas, le secrétariat général était entre les mains d’Emile Rety. Il serait plus juste de dire qu’il dirigeait le Conservatoire. Il le connaissait mieux que personne ; je crois même qu’il y était né.
C’était un long vieillard, sec, dru et myope, qui vivait dans son bureau où il abattait une besogne formidable. Il était inutile d’essayer de lui faire prendre des vessies pour des lanternes, et, il vous brisait comme verre, si vous ne marchiez pas à son idée. Le jour où Ambroise Thomas quitta cette vallée de larmes, Réty prit sa retraite et se consacra avec beaucoup d’activité et de dévouement à la Société des Artistes musiciens (Fondation Taylor). Il aimait, dit-on, la musique et les artistes, mais il n’y mettait pas de grâces inutiles.
Il fut remplacé par l’aimable Fernand Bourgeat, journaliste vieilli sous le harnais de la chronique théâtrale et boulevardière, et qui apporta, à l’exercice de ses fonctions, une bonhomie sceptique et souriante on ne peut plus sympathique. J’eus un jour à subir ses foudres. J’avais manqué, sans excuses apparentes, la classe d’orchestre, ce qui était considéré, à juste raison, comme une faute grave. Il me fit venir dans son cabinet pour me laver la tête. Il faut croire que mes explications lui plurent car huit jours plus tard il me procura un élève. Telle était sa manière ; j’ose croire que c’est la bonne.
Juste au dessus de la cage de treillis de M. Lamy se trouvait le bureau du sous-chef du secrétariat, M. Lhote. C’était un tout petit homme extraordinairement bien conservé pour son âge car vieux, peut-être de cent cinquante ans, il n’en paraissait guère plus de quatre-vingt-dix. Sous une calotte grecque de soie noire, il montrait un tout petit visage réduit à la grosseur d’un oeuf de cane, et sa courte barbe blanche lui donnait une vague ressemblance avec son contemporain M. de Freycinet. Calfeutré dans son étroit bureau, il n’en ouvrait la fenêtre que pour fulminer contre les élèves assez hardis pour fumer dans la cour. Lorsque ses imprécations restaient vaines, il allait s’en ouvrir à son supérieur hiérarchique, M. Bourgeat, lequel, enroulé dans d’épaisses volutes azurées, posait son cigare sur la table pour s’associer à son indignation. L’affaire en restait toujours là.
A l’époque des concours publics, j’allais sous les prétextes les plus spécieux, extorquer à cet homme bourru, mais point inaccessible, des billets d’entrée dont il était le dispensateur. Il se laissait volontiers attendrir. Je faillis toutefois lui donner une attaque d’apoplexie le jour où, en qualité d’élève de Taffanel, j’osai lui demander une place pour le concours de comédie. Il ne me dit pas un mot, mais me montra la porte d’un tel geste que j’en cours encore. Une demi-heure après, j’étais installé, par fraude, au meilleur fauteuil. J’étais entré dans un tonnerre d’applaudissements qui s’adressaient non à moi mais à une jeune ingénue. Elle avait mis la salle en émoi en lui apprenant que « le petit chat était mort ». Le souffleur de la Comédie Française que j’avais comme voisin me confia en connaisseur: « Nous avons une Reichenberg ! ». Il s’agissait de la pauvre Bibiane Maufroy qui n’a jamais eu dans sa carrière que cette unique « journée » et dont un journal signalait récemment la grande détresse.
Lorsque M. Lhote quitta ses fonctions, il y fut remplacé par le commis-rédacteur Constant Pierre. Il n’est pas généreux de piétiner les morts, mais ce hargneux personnage a tellement persécuté les vivants qu’il est impossible de lui refuser une courte notice. Courteline n’a pas connu ce modèle des ronds-de-cuir, et c’est dommage. Infatigable travailleur, il abattait sa besogne et celle de quatre employés en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, et se jetait ensuite à corps perdu dans la poussière des documents administratifs accumulés dans les greniers durant un siècle. Puis, sous le patronage des Ministères, il imprimait le tout en d’effarants in-quarto. Il s’est voué ainsi à l’exécration de deux ou trois générations de lauréates-femmes en publiant, sous prétexte de contribuer à l’histoire de son temps, un extrait de leur acte de naissance. C’est évidemment le seul chapitre de ce bouquin de mille pages qui ait jamais été consulté par leurs camarades. On trouve de tout dans cette extraordinaire salade : des discours de M. de Pastoret, des comptes d’achat d’huile à brûler, des nominations de concierge, et autres pièces capitales pour l’avancement de l’Art musical. Le soir, ce patient chercheur se muet en musicien et allait jouer du basson dans les petits orchestres. Lorsqu’il fut promu chef du secrétariat, il se relâcha quelque peu de ses travaux d’érudition pour donner libre cours à son humeur ombrageuse — venue peut-être de ses précoces souffrances physiques — en faisant la chasse aux délinquants. Il en voyait partout.
Loin de cette vaine agitation, de l’autre côté du bâtiment, la Bibliothèque, alors admirablement chauffée, offrait un discret et paisible asile aux gens frileux. L’actif et disert Mathieu y étalait déjà sa belle barbe blonde en éventail et ses sérieuses connaissances bibliotechniques, si j’ose ainsi dire. Il a monté en grade et c’est justice. Je parlerai plus tard des bibliothécaires qu’on me permettra de joindre au personnel enseignant.

(A suivre)

L. FLEURY

1  Je le livrai quelques mois plus tard et j’espère, grâce à l’énergie de mon ami La Laurencie qui pousse les travaux avec vigueur, corriger les épreuves dans un lustre ou deux. Ma suprême ambition serait de le voir paraitre avant ma mort que je souhaite lointaine, mais c’est peut-être trop demander à la Providence. (sic)

Source  :   Le Monde Musical  35° année, N° 19 et 20 – Octobre 1924  (Collection privée L. Renon) 

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