L A   M U S I Q U E   A N G L A I S E

On a coutume, sur le Continent, car cette façon de penser n’est pas spéciale à la France, de traiter la musique anglaise et les musiciens anglais avec quelque dédain. Les virtuoses qui désirent aller gagner de gros cachets outre-Manche mis à part, on considère généralement que la Grande-Bretagne est une contrée impropre à produire de la musique, et qu’il y a pour l’art musical sérieux ni producteur, ni public. Pour le Français moyen l’Anglais est nécessairement un être sans idéal et sans culture, dont la vie se partage également entre le négoce et le sport. Donc il ne peut être musicien. Si nous demandions aux personnes qui professent ces intransigeantes théories sur quoi elles fondent leur opinion elles seraient peut-être bien embarrassées de nous le dire. Pourquoi le don de la musique serait-il refusé aux Anglais ? Pourquoi leur refuserait-on d’ailleurs le sentiment de l’Art en général ? Mon Dieu, il est à peu près pardonnable, et je vous dirai pourquoi tout à l’heure, de n’avoir sur la musique anglaise que de très vagues lumières. Mais tout homme cultivé connaît la littérature anglaise et n’ignore pas que dans l’immense production littéraire, ancienne et moderne, de la Grande-Bretagne la poésie brille d’un idéal incomparable. Depuis Chaucer[1] jusqu’à Thomas Hardy[2] et Kipling[3] en passant par Shakespeare[4], Milton[5], Shelley[6], Byron[7], Keats[8], Tennyson[9] et Swinburne[10], c’est une lignée ininterrompue de grands poètes, dont les oeuvres ont forcé l’admiration du monde entier et qui ont classé la poésie anglaise parmi les plus belles du monde.  Je ne parlerai qu’en passant, des peintres. Tout de même, à un pays qui a produit Reynolds[11], Gainsborough[12], Lawrence[13], Turner[14] et tant d’autres, peut-on raisonnablement daigner le sentiment de l’Art, et si un anglais peut être peintre ou poète, pourquoi lui serait-il interdit d’être musicien ? 

Alors, pourquoi, me direz-vous, ces Anglais si bons musiciens, n’ont-ils pas de grands musiciens ? Là, je vous arrête. Ils en ont peut-être pas beaucoup mais ils en ont eu et ce n’est pas leur faute si nous ne les connaissons pas. La vérité est qu’au 16e et qu’au commencement du 17e siècle la Grande-Bretagne possédait une école de musiciens si riche, si brillante et si florissante qu’il n’est peut-être pas exagéré de dire qu’elle était à la tête du mouvement musical de l’Europe. Permettez-moi de ne pas remonter trop loin et tenons-nous pour nous limiter à l’époque d’Henri VIII. Ce roi magnifique et musicien jouait à peu près de tous les instruments; il était excellent exécutant sur la virginale et le luth, et j’ai d’autant plus de raisons de vénérer sa mémoire qu’il jouait également de la flûte. Pour un homme si occupé, qui a eu le temps tout en se mariant huit fois de diriger avec une maîtrise indéniable les affaires de son royaume, ses petits talents ne sont pas sans valeur. Ce qui vaut encore mieux c’est qu’il avait donné à sa chapelle un éclat incomparable et que les exécutions y atteignaient un degré d’excellence dont nous avons de nombreux témoignages. Or, l’influence d’un tel Mécène peut aboutir à de résultats étonnants. Dès cette époque et pendant un siècle et demi, la musique anglaise connaît une ère de prospérité inouïe. Les madrigalistes d’une part, les virginalistes d’autre part, nous ont laissé des trésors qui sortent peu à peu de l’injuste oubli où ils avaient été laissé pendant près de trois siècles. De cette époque datent les grands noms de Aston[15], Byrd[16], de Tallis[17], Simpson[18], Ludford[19], William Cornysshe[20], John Thorne[21] puis plus tard de John Bull[22], de Thomas Morley[23], de Dowland[24], Thomas[25], Boyce[26], Peter Phillips[27] et nous arrivons à ces frères Gibbons, et surtout à cet Orlando Gibbons dont vous entendrez tout à l’heure les pièces instrumentales. Ce Gibbons a eu une carrière très courte. Né à Cambridge en 1583, il est mort en 1622, c’est à dire à 39 ans, après avoir écrit un nombre considérable de musique sacrée, des madrigaux à cinq parties pour voix et violes et, des leçons pour l’épinette, et des pièces pour instruments dont celle que vous entendrez tout à l’heure est un excellent spécimen. Enfin, un peu plus tard, nous arrivons à la plus grande gloire de l’Ecole britannique, à cet admirable Purcell qui, mort à 37 ans, a pu, au cours de sa courte vie, écrire vingt opéras, une quantité incroyable de musique sacrée et des pièces d’instruments. Et tout à coup, tout cela s’arrête, et c’en est fait de l’originalité de la musique britannique ! Et cette éclipse est si profonde et si longue qu’on perd l’habitude de considérer ce peuple comme un peuple musicien et que — le dédain pour les oeuvres du passé si caractérisées des XVIII° et XIX° siècles — fait oublier un passé glorieux pour ne plus considérer qu’un médiocre présent. 

C’est que, depuis le commencement du XVIII°siècle, l’Angleterre, musicalement, a été un pays conquis. Oui, ces fiers insulaires, dont les rivages sont restés inviolés depuis l’invasion de Guillaume le Conquérant, c’est à dire depuis neuf siècles, ces orgueilleux citoyens britanniques qui se font une gloire de leur isolement, source d’originalité, sont tombés durant deux siècles, au point de vue musical, sous la dépendance absolue de l’étranger. Il a fallu pour cela que l’arrivée à Londres du Saxon Haendel, qui, dès son premier succès dans la capitale de l’Angleterre, a posé son large soulier sur tout ce qui restait de traditions nationales et a tout asservi à son magnifique génie. Haendel a réussi le prodige de ramener tout à lui, lui étranger, de poser son empreinte sur toute la musique de son temps, et d’être tellement imité, copié, plagié, qu’il a fait de sa propre musique une musique nationale britannique et qu’absorbé lui-même par son pays d’adoption, il a tellement confondu sa musique avec l’Angleterre qu’il est maintenant une gloire britannique, immatriculé de force dans les célébrités de l’Empire, inhumé à Westminster et qu’il ne viendrait à personne là-bas l’idée de le prendre pour un Allemand. 

Pour rester dans notre sujet, nous ne nous occuperons de cette influence que chez les compositeurs. Après Haendel, ce furent les italiens qui dominèrent, puis au XIX°siècle vinrent Weber et surtout Mendelssohn dont l’influence fut considérable. Et à peine échappés des bras de Mendelssohn, les compositeurs anglais sont tombés dans ceux de Brahms dont nous ne pouvons soupçonner ici l’influence considérable, le prestige inouï. S’il y a un pays au monde où la théorie des trois B — Bach, Beethoven, Brahms — a trouvé asile c’est bien la Grande-Bretagne. Tous les musiciens de la génération précédente et une grande partie de nos propres contemporains ont subi et subissent encore l’influence écrasante du maître de Hambourg, et ils ne s’en défendent pas, bien au contraire. Et ce fait est d’autant plus curieux que Brahms n’a jamais traversé le détroit. On lui avait dit qu’il fallait se mettre en habit tous les soirs et l’idée de ne pas prendre son repas du soir à la brasserie devant une colossale pile de soucoupes l’a définitivement éloigné de ce pays où il aurait été accueilli comme un Dieu. Mais il régnait de loin et il régnerait encore si l’apparition soudaine et fulgurante de notre Debussy n’avait pas bouleversé le monde. 

Plus qu’en tout autre pays, Debussy a connu la gloire immédiate et éclatante, passant par dessus notre grand Fauré, et régnant sans partage jusqu’au jour où Ravel est venu lui disputer la palme. Cette influence s’est immédiatement portée sur les jeunes compositeurs et l’on a commencé à faire du Debussy comme on avait fait du Brahms, comme on avait fait du Mendelssohn et de l’Haendel. Mais la guerre est survenue ; une armée de cinq millions d’hommes a surgi d’un sol qui se refusait jusqu’alors à nourrir plus de cent mille soldats et, de la victoire commune, est sorti un réveil très aigu de la conscience nationale. Les Anglais se sont dit qu’après tout, puisqu’on avait réussi de si colossales improvisations dans le domaine militaire, il n’était pas défendu d’en essayer d’autres dans le domaine artistique. Et le jeune bataillon de compositeurs britanniques a pris une nouvelle conscience de sa force. 

Techniquement il était bien armé. Nous nous complaisons un peu trop ici dans une certaine admiration de nous-mêmes et nous sommes enclins à négliger, voire même mépriser ce qui se fait ailleurs. En ce qui concerne la technique de l’art musical, les anglais n’ont rien à nous envier. Leurs écoles de fugue et de contrepoint valent les nôtres et on trouve chez eux des théoriciens éminents. Ce qui manquait à ces bouillants novateurs, c’était l’originalité de l’inspiration, et surtout l’affirmation musicale de la race. Tout naturellement ils se sont tournés vers leur folklore. 

Ici, Mesdemoiselles, je vais me permettre de blasphémer et comme le blasphème est généralement mal vu dans une Ecole, vous voudrez bien considérer ce que je vais dire comme une opinion purement personnelle, qui n’engage en rien la responsabilité de notre directeur ni du corps d’élite qui se consacre à votre enseignement. Je n’ai jamais cru, je ne crois pas, je ne croirai jamais à la musique populaire en tant qu’émanation du peuple lui-même, je ne crois pas aux chansons composées par le laboureur ou le maréchal-ferrant ; je n’ai jamais entendu un paysan ou un peintre en bâtiments (les premiers siffleurs du monde) improviser un air. Mais quant à déformer le rythme d’une chanson connue, jusqu’à en faire quelque chose de nouveau, je les en crois fort capable. Pour moi, ce que nous entendons sous forme de chansons populaires, ce sont des chansons à succès, composées il y a quelques siècles par de musiciens professionnels de talent, et qui, tiraillées de part et d’autre par des bouches sonores et maladroites, ont été assez défigurées pour prendre une originalité nouvelle. Je suis sûr que dans trois siècles, lorsque les noms glorieux de Christiné[28] ou de Maurice Yvain[29] seront tombés dans l’oubli, quelque grave membre de l’Institut s’il y a encore un Institut fera une communication sur des succédanés de la Belote[30] ou de la Petite Tonkinoise[31], transmis à travers les siècles par des interprètes populaires. Et comme s’il est convenu d’appeler le folklore anglais, écossais, irlandais et gallois est d’une richesse exceptionnelle, j’en conclus ce qui fait suite à ce que je vous ai dit au début de cette causerie, que ce pays si peu musicien, a donné naissance, il y a quelques centaines d’années, à un nombre important de musiciens de talent ou de génie. Car les chansons dites populaires des quatre nations du Royaume-Uni sont délicieuses. Nous ne les connaissons pas en France, et c’est dommage. Evidemment elles perdraient à la traduction, mais qui nous empêcherait de les entendre dans le texte originel —et pourquoi ne les traduirait-on pas ? Je vous assure qu’il y a là une mine inépuisable de mélodies ravissantes d’une fraîcheur d’inspiration et d’une originalité rythmique pleine de charme et d’imprévu. 

Cette mine a été explorée abondamment ces trente dernières années par un infatigable chercheur, mort l’année dernière, Cecil Sharp, qui a consacré à cette tâche sa vie entière. Il a réuni ses trouvailles en un nombre considérable de volumes et je lisais dernièrement dans une Revue que ces manuscrits contenaient six fois plus de chansons et de danses qu’il n’en avait encore publiées. C’est dans ce riche domaine que la jeune Ecole anglaise, ainsi que je vous l’ai dit tout à l’heure est allé chercher de quoi renouveler son inspiration. 

Au premier rang de ces jeunes musiciens, côte à côte avec Arnold Bax[32] qui parait devoir prendre le rang de chef d’école, nous devons placer M. Vaughan Williams[33] dont vous allez entendre tout à l’heure un quatuor. Je m’honore d’être l’ami de cet homme exquis, dont le talent égale la modestie, ce qui n’est pas peu dire. Nous connaissons en France, peu de choses de lui. Cependant, voici quelque deux ans, Pierre Monteux nous a fait entendre sa symphonie intitulée « Londres ». Vaughan Williams a tellement le souci de bâtir sa musique sur des thèmes de terroir — son dernier opéra Hugh The Drow est entièrement construit sur des motifs populaires — qu’il a eu le noble souci de caractériser « Londres » par une chanson chère au coeur de tous les cockneys[34].

Et cette fois, ce n’est pas avec un compositeur anonyme du XIV° ou XV° siècle qu’il a collaboré, c’est avec un horloger. Son thème principal — qui revient en leitmotiv tout au long de la symphonie n’est autre chose, en effet, que l’air du carillon de Westminster. Le quatuor que vous allez entendre a eu les honneurs du Festival de Salzbourg en 1924. Vous chercherez peut-être à y découvrir des influences, n’oubliez que M. Vaughan Williams a fait ses premières études à Berlin, et les a parachevées à Paris sous la direction de Ravel. Laissez-moi espérer que vous trouverez surtout dans son oeuvre beaucoup de lui-même. 

 M. Eugène Goossens[35] dont vous entendrez également une oeuvre pour quatuor est un autre spécimen de la jeune école britannique. Alors que Vaughan Williams est, jusqu’à la moelle, un Anglais d’Angleterre, Goossens est un Anglais d’adoption. Il est né à Bordeaux d’un père belge et d’une mère française. Mais tout jeune, il est venu à Londres, à la suite de son père, un chef d’orchestre de théâtre — et telle est la force d’absorption de ce pays qu’il serait impossible de ne pas prendre ce grand garçon sympathique pour un Anglais pur-sang. Il est très jeune, il est très actif, extrêmement doué; c’est un chef d’orchestre remarquable et ses dons de compositions sont indéniables. Vous allez en juger. 

*  *  *

Avant l’exécution remarquable et chaleureusement applaudie des oeuvres de Gibbons, Vaughan Williams, Goossens, commentées au cours de sa causerie M. Louis FLEURY présente à son public la « Music Society String Quartet » (MM. André Mangeot, Boris Pecker, Henri J. Berly, John Barbirolly) et donne une juste idée de l’activité de ce groupe qui, de par l’initiative de son chef M. André Mangeot s’est fait en Angleterre l’ardent propagandiste de notre musique. 

Conférence de M. L. FLEURY à l’Ecole Normale de Musique

Source : Le Monde Musical 36° année, N° 9 et 10 – Mai 1925 (Collection privée L. Renon)

 [1]Geoffrey Chaucer (1340-1400)

 [2] Thomas Hardy (1840-1928) 

 [3] Rudyard Kipling (1865-1936)

 [4] William Shakepeare (1564-1616) 

 [5] John Milton (1608-1674)

 [6] Percy Bysshe (1792-1822)

 [7] Georges Gordon (dit Lord) Byron (1788-1824)

 [8] John Keats (1795-1821)

 [9] Alfred Tennyson (1809-1892)

 [10] Algernon Swinburn (1837-1909)

 [11] Joshua Reynolds (1723-1792)

 [12] Thomas Gainsborough (1727-1788)

 [13]  Thomas Lawrence (1769-1830)

 [14] William Turner (1775-1851)

 [15] Hugh Aston (1485?-1558)

 [16] William Byrd (1539/40- 1623)

 [17] Thomas Tallis (1505-1585)

 [18] Christopher Simpson (1602/06-1669) 

 [19] Nicholas Ludford (1485-1557) 

 [20] William Cornysshe Le jeune (1465-1523)

 [21] John Thorne (1519?-1573) 

 [22] John Bull (1562-1628) 

 [23] Thomas Morley (1557-1602) 

 [24] John Dowland (1563-1626)

 [25] probablement Thomas Bateson (1570-1630) 

 [26] William Boyce (1711-1779)

 [27] Peter Philipps (1561-1628)

 [28] Henri Christiné (1867-1941) compositeur d’opérette et de chansons légères 

 [29] Maurice Yvain (1891-1965) compositeur d’opérettes

 [30] musique de M. Yvain

 [31] paroles de H. Christiné 

 [32] 1883-1953 

 [33] 1872-1958

 [34] Londoniens issus de la classe ouvrière 

 [35] 1893-1962 

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