Mort de Louis Fleury – Article de Darius Milhaud

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  L O U I S    F L E U R Y

 

La nouvelle de la mort de Louis Fleury, le célèbre flûtiste, choque le monde de la musique. En pleine activité et en pleine force, à quarante-neuf ans à peine, il a succombé à une maladie soudaine et incurable. 

Les services rendus à la musique par Fleury sont innombrables, car il s’est donné continuellement, et avec une énergie peu commune, à la cause qu’il aimait. Après avoir obtenu, en 1900, un brillant premier prix au Conservatoire de Paris dans la classe de Taffanel dont il était l’élève, il aurait pu, comme tant d’autres, s’installer dans une carrière tranquille et sédentaire d’enseignement et de récitals à Paris, en jouant aux pupitres de nos grands orchestres ou de nos théâtres subventionnés,  mais, il a préféré “servir” la musique d’une manière plus libre et exaltée.

Chaque fois qu’il y avait une œuvre ancienne à déterrer ou une nouvelle œuvre à défendre, n’importe où sur terre, Fleury était prêt à en devenir son interprète. Il ne se contentait pas d’être un virtuose accompli qui aurait pu obtenir un triomphe en jouant seulement de la musique brillante écrite pour prouver la virtuosité de son instrument ; il était également un animateur extraordinaire qui souvent et, avec un grand courage, interprétait des œuvres d’avant-garde devant un public plus restreint.  

Il fut chef de la “Société Moderne d’Instruments à Vent” fondée en 1895 par Barrère. Il suffit de dire que, depuis lors, cette Société a donné les premières représentations de cent trente œuvres. Tous les chefs-d’œuvre de la musique classique écrite pour instruments à vent, que l’on a rarement l’occasion d’entendre, ont été ravivés par ses bons offices, et il a incité les jeunes compositeurs à écrire de nouvelles œuvres pour instruments à vent. 

Sous la direction de Fleury, des œuvres inconnues et oubliées se côtoient dans les programmes de concerts, à côté d’admirables interprétations de Bach, Beethoven et Mozart. Il nous a offert les premières exécutions des Sonates de Francis Poulenc et des œuvres de Jacques Ibert, Albert Roussel, André Caplet, Arthur Honegger, Stravinsky, etc. Je lui suis moi-même redevable d’une splendide interprétation de ma Sonate pour instruments à vent, de ma Sonatine pour flûte et de ma Cinquième Symphonie. 

C’est encore à lui que nous devons l’audition, aux concerts de Wiener, d’un Quatuor de Rossini et du Dixtuor de Gounod, et je n’oublierai jamais notre collaboration amicale lorsque j’ai dirigé le “Pierrot Lunaire” de Schönberg, chanté par Marya Freund lors de la  même série de concerts.  

Pas un festival n’est donné à l’étranger, que ce soit à Salzbourg ou à Venise, sans Fleury, toujours prêt, avec ses collègues de la Société, à mettre en valeur de nouvelles œuvres, afin d’établir la suprématie française en matière de jeu sur instruments à vent.  Au moment même de sa mort, il se préparait à participer à une représentation du Septet [1] d’Arthur Hoerée [2] au Festival de Zurich.

Fleury n’était pas seulement un bel artiste, dont j’ai essayé de donner un aperçu de l’activité : il était aussi un écrivain de talent, un chroniqueur parfait et un conférencier animé et spirituel. Il a contribué à la rédaction du chapitre sur La Flûte de l’Encyclopédie de Lavignac, article de la plus haute importance technique. Il publia aussi fréquemment dans diverses revues françaises et étrangères, comprenant les articles du CHESTERIAN sur la flûte et la musique des XVIIe et XVIIIe siècles, et récemment il a ravi les lecteurs du Monde Musical avec la publication de ses « Souvenirs », une série de réminiscences pleines d’anecdotes charmantes, écrites dans un style soigné, piquant, et incisif.

Il voyageait beaucoup et jouait quasiment partout, mais le public britannique l’appréciait particulièrement comme il le méritait. Je me souviens de la profondeur du sentiment et de l’attention avec laquelle il avait été écouté un soir à Londres à une soirée privée, où il avait joué caché derrière un écran cette exquise pièce inédite de Debussy qui lui appartenait, afin que le public ne soit pas distrait par l’obligation de le regarder et qu’il puisse se concentrer entièrement sur cette musique fraîche.

 

Darius MILHAUD 

Traduction française : L. Renon

Source : The Chesterian Juillet 1926 – Bibliothèque Nationale de France / Bibliothèque de l’Opéra

Avec l’aimable autorisation de Mme Nadine MILHAUD.

[1] Op. 3 pour mezzo soprano, flûte, quatuor à cordes et piano (1923).

[2] Arthur Hoéré (1897-1986) compositeur belge. 

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