Souvenirs d’un Flûtiste – 8. Quelques Isolés

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S O U V E N I R S    D’ U N    F L Û T I S T E   (Suite et fin ) 

Le Conservatoire vers l’époque de son centenaire (1895-1900) 

 

Q U E L Q U E S    I S O L É S  –  [Benjamin Godard – Harpe – Vents]

       

  Je n’ai pas connu Benjamin Godard. Sa mort prématurée a coïncidé avec mon arrivée à  Paris. Mais je le vois tous les jours. Il habite à deux pas de chez moi, square Lamartine. Le buste juché sur un haut piédestal, il tourne le dos au Lyrisme personnifié par le poète des Méditations et semble lui dire : « Non, nous n’avons rien de commun ». Deux chienlits coulés en bronze tendent vers sa face ravagée des mains suppliantes. Ils ont l’air de quêter un pourboire. A deux mètres de là, la petite fontaine ferrugineuse de Passy laisse couler un mince filet tiède, cruellement symbolique. Le sort est injuste. Si le statuaire était mort avant le statufié, la marche funèbre de circonstance que n’eût point manqué d’écrire Benjamin Godard aurait depuis longtemps quitté le répertoire ; les gosses de mon quartier jouiraient, pour leurs ébats, de quelques mètres carrés supplémentaires, et tout le monde serait content.  

Ce musicien, l’un des plus joués de son temps, en était aussi l’un des plus doués ; on a tort de l’oublier. Mais il écrivait au kilomètre et, pour cette sorte de méfaits, la postérité est impitoyable. On se demande où et comment, le malheureux, surchargé de mille besognes terre à terre, trouvait le temps de coucher sur le papier ses innombrables compositions. Et son activité ne s’arrêtait pas là. Entre autres fonctions, et c’est la raison pour laquelle je le fais entrer dans cette petite galerie, il avait assumé celle de professeur de la classe d’ensemble. A cette époque cette classe était unique et tellement encombrée qu’en cinq ans de Conservatoire, je n’ai jamais pu y pénétrer. On en a crée deux autres depuis, et si l’on pouvait doubler la dose, ce n’en vaudrait que mieux. 

Il la faisait, d’ailleurs, avec conscience et talent.

Il y fut remplacé par Charles Lefebvre, excellent homme s’il en fut. Victime de son nom banal et de sa réserve pleine de dignité, ce bon musicien n’a peut-être pas eu la part de succès à laquelle il avait droit. Sa musique, extrêmement bien faite, ne manquait pas de distinction, et j’ai souvenir d’un Prélude pour Eloa [Elea?] qui n’était pas indigne du hautain poème de Vigny. Malheureusement, l’auteur appartenait à cette catégorie de gens discrets qui pataugent dans la boue, leur numéro à la main, en attendant l’autobus à la nation, cependant que d’adroits spécialistes du système D se faufilent en fraude au coin de rue précédent. Pour les Charles Lefebvre, l’autobus est toujours complet. Dans le véhicule académique, Th. Dubois se trouva porté par sa chance (non par l’intrigue, car il n’avait rien d’un arriviste) et s’installa en première. Le roublard  se faufila en seconde et Ch. Lefebvre est mort sur le marchepied. 

Il existait aussi une classe d’ensemble pour les chanteurs. Le regretté Georges Marty y essaya sa patience. On me permettra de remettre à plus tard ce que j’aimerais dire sur ce remarquable musicien : il figurera dans mes souvenirs au chapitre des chefs d’orchestres. A cet égard, c’était un Maître digne de rivaliser avec les plus grands. Quant à donner le sens du rythme et de la discipline à quatre vingts aspirantes Etoiles, c’était une autre paires de manches. 

Bien autrement ardue encore était la tâche du professeur de maintien, lequel était chargé d’enseigner les manières aristocratiques aux tonneliers et aux modistes des classes de chant. Il s’appelait à cette époque de Soria. C’était un petit homme vif et noir, aux yeux de souris, d’une élégance de coiffeur pour dames, et qui devait avoir beaucoup de mal à donner à ses élèves l’exemple de la majesté. Il fut remplacé par l’aimable de Félicis, bel homme de fière prestance, au regard ouvert et au large sourire. A celui-là, la majesté ne manquait pas ! Il l’avait acquise sous Charles Lamoureux, dans les régions olympiennes du pupitre de la percussion, où il tenait, avec une incomparable dignité, l’emploi de grosse caisse. Dommage que les châtiments corporels soient bannis par les règlements de l’Université ; Un usage discret et mesuré de sa batte aurait peut-être été d’un puissant secours à l’infortuné et nous y aurions gagné plus de Wotans qui ne marchassent pas les pieds en dedans et de Juliettes à déhanchement de blanchisseuses. Privé de cet indispensable instrument pédagogique, il a fait ce qu’il a pu, et le grand Merignac, professeur d’escrime, a fait aussi ce qu’il a pu, et ses anciens élèves, transformés en héros de par le caprice des librettistes, n’en continuent pas moins à tenir leur sabre comme un cierge ou un manche à balai, selon ce que leur suggèrent d’anciens atavismes. 

Le seul mot de « harpe » évoque l’idée de deux bras marmoréens sortant du peplum et de gestes harmonieux et lents. Il fait image: une image poétique et féminine. Un géant à longues moustaches, taillé pour la lutte, et qu’on imaginait volontiers sous le harnachement d’un cuirassier de Botzen, avait la charge d’enseigner au Conservatoire cet instrument dont il jouait lui-même fort bien. Entre les mains d’ Hasselmans, la haute harpe gothique d’Érard n’était plus qu’un joujou, une petite cage pour oiseaux-mouches. On s’attendait à ce qu’il l’a mît dans sa poche, le concert terminé. Le comble est qu’il n’avait comme élèves que des lilliputiennes. Depuis la prodigieuse Henriette Renié qui, dès l’âge de 12 ans, en savait plus long que tous les harpistes passés, présents et à venir, jusqu’à Lily Laskine en passant par Melles Meunier, Houssin, Poulain, Stroobants et cette admirable Ada Sassoli, que je viens de retrouver à Rome le mois dernier, je n’ai jamais connu dans cette classe que des bébés à robe courte et à cheveux dans le dos. Seul le long et olivâtre Fernand Maignien mit, durant son passage, un peu d’austérité dans ce pensionnat de demoiselles. Echappé, semblait-il, d’une toile de Domenico Theotocopuli dit le Greco, il faisait au lieu de cette mousseline l’effet d’un I majuscule égaré par un typo distrait sur une page de garde. Modèle de dévouement et d’abnégation, il a passé dix ans de sa vie à tourner les pages à Pugno et y a gagné d’être immortalisé par le crayon d’Abel Faïvre. 

 * * *

Les classes d’instruments à vents ont toujours passé pour les meilleures du Conservatoire. Il ne faudrait rien exagérer. Elles sont excellentes, mais il est tout de même plus facile d’y briller que dans la classe dite d’accompagnement, dont on ne parle jamais, et qui ne contient guère que des musiciens d’élite. 

Avant de parler de celle de la flûte, ce par quoi je terminerai cette partie de mes souvenirs, je passerai une rapide revue des sept autres classes. Le titulaire du hautbois était le célèbre Gillet. Grand, large d’épaules, l’oeil en coin, la bouche torve et le teint bilieux, il exhalait sa hargne depuis des années aux dépens de ses infortunés élèves et mettait de la férocité jusque dans son jeu, par ailleurs admirable. Sa virtuosité est, peut-être, restée inégalée, mais je ne regrette pas sa sonorité envahissante qui faisait de tout ouvrage, du Barbier à Tristan ou de Jupiter à l’Après-midi d’un Faune, un simple solo de hautbois. 

Rose était le nom du professeur du clarinette, et jamais nom n’a été aussi mieux porté. Frais et grassouillet, tout en boule, la barbe et les cheveux de neige, l’aimable petit vieillard offrait l’aspect appétissant d’un saladier de fraises à la crème d’Isigny. Ses petits yeux malins disparaissaient entre l’énorme poche de la paupière inférieure et le lourd vantail de la supérieure. Professeur admirable, il a formé la plus belle école de clarinettistes qu’on ait jamais vu au monde ; ses élèves peuplent encore tous nos grands orchestres et y tiennent avec éclat le premier rang. Atteint par la limite s’âge, il céda la place à Turban, artiste distingué qui mourut peu après et fit place à son tour à l’exquis Mimart. Belle lignée. De ces trois maîtres de leur instrument, je n’ai guère entendu en public que le dernier et j’en ai gardé un souvenir inoubliable. De tels artistes devraient  être attachés aux Affaires Etrangères, service de la propagande. Ils feraient plus pour notre prestige à l’étranger que certaines poules fatiguées de la Maison de Molière ; mais allez donc dire cela à un jeune attaché du Quai d’Orsay ! 

Du professeur de basson, M. Bourdeau, je n’ai d’autre souvenir que celui d’un homme puissant, essoufflé par l’effort immense de traîner jusqu’au second étage, un postérieur monumental. Il professait le basson sans en jouer jamais. Ce simple tuyau ne lui suffisant pas, il préférait déchaîner l’ouragan dans les multiples tubes de l’orgue de Saint-Philippe. Excellent musicien, d’ailleurs, comme tous ceux de sa famille. Il y a les Bourdeau et les Casadesus, comme il y a eu les Hotteterre et les Couperin, et tous ces braves gens travaillent au profit des musicologues de l’avenir, lesquels auront tôt fait de brouiller les générations et de s’empêtrer dans les dates. 

La classe de cor appartenait au charmant Brémond, dernier apôtre du cor simple, sur lequel se faisaient des « couacs » si veloutés. Les nécessités de la musique moderne nous on valu les « couacs » chromatiques, moins nombreux peu-être mais moins agréables. Le trombone était professé par Allard, qui  le professe toujours et n’a pas envie de s’en aller. Voici trente sept ans qu’il vient trois fois par semaine dans la Maison et, comme il n’a pas vieilli, on ne voit pas pourquoi il ne signerait un nouveau bail de la même durée. Un brave homme à tête de marchand de marrons, du nom de Mellet, était titulaire de la classe de cornet à pistons. Il s’efforçait de son mieux à conserver les glorieuses traditions du célèbre Arban, et la polka coup-de-langue n’avait pour lui aucun secret. Voici bien vingt-cinq ans que le cornet à pistons a disparu de nos orchestres, mais la classe subsiste toujours. Ô Puissance de la Tradition !

 Mais qui nous rendra la trompette en fa ? 

Je ne voudrais faire aucune peine à l’excellent M. Franquin. Voici quelque trente ans qu’il professe au Conservatoire la trompette à pistons, et son enseignement a doté nos orchestres d’une armée d’instrumentistes hors ligne, mais ce bienfait inestimable n’a pas été acquis sans quelque dommage. Ce que nous avons gagné en sûreté, nous l’avons perdu en pittoresque. La trompette en fa est à la trompette en ut ce que le pur-sang est à l’autobus voire à la quarante-chevaux. L’auto est plus commode et plus rapide mais aux yeux d’un artiste, le pur-sang sera toujours plus séduisant. Quant à l’honnête Merry Franquin lui-même il n’a pas, à mes yeux, remplacé le fringant, le brillant, l’incomparable Cerclier. 

Une postérité frivole a négligé, l’an passé, de rendre ses devoirs à la mémoire de ce galant homme. On a fêté un peu partout le centenaire de César Franck, et on a laissé au rancart celui de Cerclier, né la même année 1828. Q’on veuille bien me permettre de réparer, dans la mesure de mes faibles moyens, cette désolante injustice. J’ai eu la chance d’apercevoir assez souvent Cerclier dans la cour du Conservatoire, qu’il fréquentait en badaud au lendemain de sa retraite. C’était une noble tête de vieillard, noble d’une noblesse de Second Empire, ce qui devrait suffire à le remettre à la mode. Les cheveux neigeux, la moustache cirée, blanche mais d’un blanc culotté par la nicotine, élégant à la manière de son contemporain, le marquis de Massa, il portait habituellement le complet redingote et le haut de forme gris des vieux beaux, habitués du Pesage. Sa résidence était à Saint-Germain, et lorsque le temps était beau, il venait à paris à cheval. Ayant remisé son coursier dans  quelque auberge de la rue des Petits-Carreaux, il pénétrait allègrement, en faisant craquer ses bottes vernies et sonner ses éperons, cravache en main, sous le porche du Faubourg Poissonnière. 

Par quelle singulière fantaisie avait-on promu professeur de trompette cet original qui avait été baryton en province, puis altiste à l’opéra-Comique, et avait fait une honnête fortune en fabriquant du vernis pour harnachements ? Il faudrait le demander aux mânes du Maréchal Vaillant, ministre de la Maison de l’Empereur et Maître des Beaux-Arts dans la dix-huitième année de la corruption impériale. Il paraît certain que Cerclier, premier prix de trompette en l’an 1844, était resté au tréfonds de son être, trompettiste impénitent comme devant. 

Grâce à lui, le concours annuel des cuivres faisait recette. On s’écrasait pour entendre les couacs héroïques de ses joyeux élèves, lesquels s’escrimaient sur d’antiques solos du célèbre Dauverné, créateur du genre. On peut croire que les Ta-ra-ta-ta n’y manquaient pas. Mais là où Cerclier triomphait, c’était à la classe. Trois fois par semaine la cour retentissait de sonneries belliqueuses. Le visiteur étranger pouvait croire qu’il s’était égaré dans un quartier de cavalerie. En duos, en trios, voire même en octettes, tout le répertoire de la Fantasia y passait. Massenet, dont la classe avait lieu le même jour, ne manquait pas, lorsqu’il avait un visiteur de marque, de le conduire chez Cerclier. « Ne pourriez-vous, mon bon ami, lui disait-il de sa voix de sirène, faire entendre à Monsieur, une de vos magnifiques fanfares ? » Rouge d’émotion et d’orgueil, le père Cerclier commandait la Grande Parade. Alignés à cheval sur le banc de bois détaché du mur, le poing gauche sur la hanche, les dix trompettes levées au zénith  d’un même geste, les élèves exécutaient une sonnerie d’honneur qui arrêtait net toute l’activité de la Maison. Lorsque le brave homme prit sa retraite, ce fut la désolation dans le Conservatoire, mais on illumina chez les chefs d’orchestre. 

 

* * *

 

P A U L   T A F F A N E L 

 

J’ai eu la bonne fortune d’être durant cinq années, l’élève d’un artiste et d’un musicien incomparable. Ceux qui ont connu Paul Taffanel ne me contrediront pas. Le nombre de ceux qui l’ont entendu va diminuant et cependant, à 32 ans de distance (car Taffanel a cessé son activité  de flûtiste en 1893), le souvenir de son art inouï n’est pas encore effacé. Je ne fâcherai personne en disant qu’il n’a pas été remplacé, et les meilleurs de ses disciples, si nous les interrogions nous répondraient qu’ils se considèrent , comparés à leur Maître, comme de tous petits garçons. Quel dommage qu’un si grand artiste se soit cru lié à vie aux destinées de la respectable Société des Concerts et du moins respectable Opéra ! Sa place était sur l’estrade des grands virtuoses, à côté des Maîtres du violon, du piano et du violoncelle ; il aurait  dû, lui aussi, mener leur vie errante et faire bénéficier de son Art les deux hémisphères. Bridé par ses emplois, il n’a pu consacrer qu’une partie de son activité à sa carrière de soliste, ce qui n’empêche que de Moscou où il est allé, à San-Francisco où il n’a jamais paru, son nom est encore célèbre. J’en ai continuellement la preuve lorsque le hasard de ma carrière m’amène dans quelque lointaine contrée, et que je retrouve son nom dans la presse ou la conversation. 

Petit, légèrement voûté, grisonnant, l’oeil vif derrière le binocle, la bouche forte et bienveillante sous la courte barbe taillée en carré, les mains grasses et les doigts courts, des doigts qui gardaient en permanence la courbe qu’ils avaient prise sur les clefs de sa flûte, la voix un peu voilée, avec une pointe d’accent bordelais, tel était Paul Taffanel lorsque je le vis pour la première fois à l’automne de 1894. C’était le plus aimable homme du monde, et le plus accueillant. Je venais me faire examiner avant le concours d’entrée. Je lui jouai, assez mal, je pense, un solo de Kuhlau, le Beethoven de la flûte. Il tournait autour de moi avec une agilité d’écureuil, se haussant sur la pointe du pied pour examiner l’embouchure, la tenue des mains, la position des doigts. Il me tapa sur l’épaule avec le plus encourageant sourire et me souhaita bon succès. Son siège était fait. Après un concours piteux, je fus outrageusement retoqué, et ne devint son élève que l’année suivante. 

Sa classe était fort brillante. Ce n’est pas outrager la mémoire de son prédécesseur Altès — bon musicien peut-être mais artiste de second plan —  que d’affirmer l’immense supériorité de Taffanel, et de constater le changement qui s’opéra à sa venue. Quelqu’incroyable que cela puisse paraître, les sonates de Bach, les concertos de Mozart, et, en général, tout ce qui fait la richesse et l’ornement du répertoire de la flûte, n’avait jamais pénétré dans l’enseignement d’Altès. Le brave homme avait écrit une Méthode en trois parties où il enfermait ses élèves comme dans un placard. Taffanel apporta au Conservatoire des vues larges et une pédagogie infiniment habile et souple. Il nous laissait la plus grande initiative, tirant parti de la nature de chacun  et n’imposant aucun sytème. Cette doctrine n’est pas à la mode. J’apprends tous les jours qu’un nouveau professeur de piano a découvert la manière d’acquérir du talent en six mois et du génie en deux ans, rien qu’en jouant le poignet à l’envers ou en mettant de la pédale avec les genoux. Ces généralisations auxquelles je n’ai pas été habitué, m’effarent et me laissent sceptique. Mon maître ne vendait pas le secret de la pierre philosophale, mais je pense bien qu’il l’avait découvert pour son propre compte et il ne nous défendait pas de faire comme lui. 

Sa virtuosité était prodigieuse. Il faisait, à la lettre, ce qu’il voulait de ses doigts. Lorsque je l’ai connu, il venait d’abandonner la flûte pour le bâton de chef d’orchestre et il  ne la travaillait plus ; mais il vivait sur un fonds solide. Je garde encore l’éblouissement de ses gammes fulgurantes, lancées à toute volée et ralenties ou arrêtées à volonté, et j’ai toujours dans l’oreille certaine Variation de Schubert, jouée avec une égalité et une simplicité qui étaient le comble de l’art ; avec cela, une sonorité exquise, chaude et riche, et un charme que je ne saurais décrire. 

On voudra bien me faire crédit si je prétends parler avec une parfaite indépendance de jugement. Ni la reconnaissance, ni l’affection ne m’ont jamais mis de taies sur les yeux. J’en appelle au témoignage des musiciens de la génération antérieure à la mienne. Ils peuvent dire que cet enthousiasme n’est pas excessif. 

Et si j’ajoute que ce grand artiste était le plus scrupuleux et le plus patient des maîtres, qu’il n’a jamais consenti à donner une demi-heure de leçon particulière à un élève de sa classe — exemple à suivre ! — et qu’il nous facilitait ,par tous les moyens en son pouvoir, les moyens de gagner notre pain quotidien (à cette époque la vie était difficile), on ne s’étonnera pas que ses élèves aient gardé à sa mémoire une véritable vénération. 

Nous sommes bien dispersés. La mort a déjà fait son oeuvre, et la guerre notamment, a été cruel aux flûtistes. 

Cinq de nos camarades : Million, Cardon, Pascal, Joffroy, Robbe, sont morts au front. Il nous reste le meilleur, Philippe Gaubert — dommage que nous l’entendions si rarement ! — Il nous reste le pupitre entier de chez Colonne — Blanquart, Baudouin, Grisard — et Moyse, et beaucoup d’autres. Barrère est à New-York, Laurent et Bladet à Boston, Krauss à Strasbourg. Ils y font merveille. La valise à la main, je leur sers de trait d’union, mais le lien le plus fort est le souvenir que nous gardons de notre Maître. Je tenais à clore ainsi cette partie des souvenirs — souvent irrévérencieux — d’un flûtiste, et montrer à mes lecteurs que je puis, une fois par pur hasard, et à bon escient, retrouver le sens du respect.                                                                       

L. FLEURY

Source : Le Monde Musical N°11 et 12 – Juin 1925 – Bibliothèque Nationale de France http://ark.bnf.fr/ark:/12148/cb328183825

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