Souvenirs d’un Flûtiste – 3. Théodore Dubois – Dans les Hautes Sphères

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S O U V E N I R S    D’ U N    F L Û T I S T E (suite) 

3 – Le Conservatoire vers l’époque de son centenaire (1895-1900)

T H É O D O R E    D U B O I S

Je connais assez peu Edouard Risler. Je l’ai applaudi souvent, rencontré quelquefois ; j’ai même eu le plaisir de jouer avec lui, à l’un de ses concerts au Nouveau-Théâtre où tout Paris s’écrasait, ce délicieux Bal de Béatrice d’Este qui pourrait bien être le chef-d’oeuvre de Reynaldo Hahn ; mais enfin nous ne sommes pas liés. Ce que je puis dire c’est que son Art et sa personne m’ont toujours été sympathiques et que, si cette sympathie pouvait être renforcée, ce serait par la lecture du programme d’un de ses récents Récitals. C’est peu de chose, l’introduction d’un petit morceau de Theodore Dubois dans un programme de virtuose ; encore fallait-il y penser. Si tous les pianistes qui donnaient, au temps où l’auteur présidait aux destinées du Conservatoire, des Festivals entiers des ses oeuvres en l’espoir, souvent fallacieux, de faire partie du prochain jury ; si ces pianistes renouvelaient cet hiver le geste de Risler, ce discret hommage à la mémoire d’un vieux musicien dont la carrière et la vie furent irréprochables, aurait l’approbation unanime. Gageons qu’il n’en sera rien. Les morts vont vite. 

J’écris mes souvenirs et pas le supplément du Fétis. Si je veux rester véridique il faudra m’en tenir à mes impressions personnelles. Or, entre un jeune élève de la classe de flûte et le directeur, la distance est grande, et les rapports limités. Durant mes études, je n’ai guère vu Theodore Dubois que de loin. 

Ceux qui l’ont rencontré seulement sur la fin de sa vie peuvent très bien se l’imaginer tel quel était lorsque je le vis pour la première fois, car il avait gardé la même allure. 

Tout en hauteur, droit comme un I, un peu guindé, il donnait au premier contact une impression de sécheresse qui n’était pas juste. En réalité c’était un excellent homme, simple et franc, aussi peu compliqué que sa musique, et dont la longue vie, toute droite et un peu nue, évoque les paysages de sa Champagne natale. 

Il était, des pieds à la tête, et dans les moindres détails de sa mise et de son attitude, Professeur. Impossible de s’y méprendre. Médecin, il eut fait la carrière de Landouzy, normalien il eut dirigé l’Ecole de la rue d’Ulm, peintre il aurait eu son atelier aux Beaux-Arts. C’était un homme créé et mis au monde pour transmettre aux autres ce qu’il avait appris et même davantage. Jamais musicien n’a été mieux placé qu’il ne le fut dans sa véritable fonction. 

Très correct, il nous apparaissait invariablement en jaquette ou en redingote, l’été ; ou gaîné, l’hiver, dans un strict fourreau de couleur sombre, sans que jamais j’aie vu sur sa personne le moindre détail de toilette qui témoignât d’un peu de fantaisie. La seule concession qu’il fît au genre artiste était le port d’un chapeau haut de forme à bords plats. Encore ces fameux bords possédaient-ils une légère ondulation qui les académisait beaucoup. Le vrai bords plats traditionnel et pur, j’avais cru le voir pour la dernière fois sur la tête de Gabriel Pierné le jour de mon mariage. Il l’a abandonné depuis, mais — Hervieu n’a pas écrit pour rien La Course du Flambeau — son cousin Paul en repris la tradition. Theodore Dubois, qui n’allait pas si loin, approchait la soixantaine lorsqu’il prit la succession d’Ambroise Thomas. Sa nomination ne souleva alors aucune critique; elle eut même l’approbation générale. il n’avait jamais eu de ces succès retentissants qui vous créent un monde d’ennemis;  il n’accaparait pas les programmes, et son oeuvre la plus achevée, au dire des gens compétents, était ces Sept Paroles du Christ dont les exécutions, très fréquentes à l’Eglise, ne dérangeaient personne. Sa vraie gloire, c’était son enseignement. Tous ceux qui l’avaient eu comme professeur de composition, et, surtout d’harmonie, vantaient sa science, sa sûre  méthode, son grand éclectisme. Son supplément du Traité de Reber était, et est resté, à la base de tout enseignement sérieux de l’écriture musicale. En somme on mettait à la tête de l’Ecole un admirable pédagogue. Quel était donc ce ministre qui avait pu faire preuve d’un si rare bon sens ?… Inutile de chercher: la gloire des ministres est plus éphémère encore que celle des Académiciens. Etrange pays où l’on passe son temps à planter des statues sur des piédestaux pour le seul plaisir de les en faire choir ! Depuis plus d’un siècle, la phrase célèbre de Beaumarchais « Il fallait un calculateur, etc… » faisait les délices des Français.  

Cette fois Beaumarchais eût été content : un danseur n’occupait pas la place d’un mathématicien. Là où il fallait un éducateur, un éducateur était nommé. Très vite, ceci n’eut plus l’heur de plaire à tout le monde et il devint à la mode de vilipender un parfait honnête homme qui était essentiellement The Right man in the right place. N’insistons pas sur ces souvenirs désobligeants. Ce qu’on doit dire, c’est que les dix années de direction de Theodore Dubois resteront un modèle de sage administration et d’intégrité. 

Il n’annonça pas de grandes réformes mais il en réalisé quelques unes, fort utiles. Je place en premier lieu le rétablissement de cela classe d’orchestre. On croit rêver en constatant que le Conservatoire, dont un des buts, sinon le but principal, était de fournir à nos grands orchestres des sujets d’élite, ne possédait plus cette classe indispensable. Elle existait sur le papier, mais les prédécesseurs de Th. Dubois, pour lequel le Conservatoire n’était guère qu’un caveau provisoire en attendant le Panthéon, l’avaient laissée tomber en sommeil. Le nouveau directeur eut la sagesse de la rétablir et d’en confier la direction à mon cher maître, Paul Taffanel, qui y fit merveille. 

ll rendit obligatoire la fréquentation des classes de solfège, qui, chose étrange, était jusqu’alors facultative. Il n’alla pas jusqu’au bout de sa réforme et n’osa pas y imposer l’étude simultanée de la clef de sol et de la clé de fa sans changement, de sorte que les jeunes acrobates, qui se mouvaient avec une admirable aisance dans les plus abracadabrants changement de clefs, continuèrent, comme par le passé, à se trouver un peu désorientés à la lecture de Simple Aveu, tels ces danseurs de corde qui se sentent pris de vertige lorsqu’il leur faut traverser à pied la place, déserte, du Panthéon. Mais j’avance là des idées personnelles et peut-être un peu hardies. Ce qui est incontestable c’est que l’étude du solfège ne saurait être considéré comme un luxe inutile ; ce qui était le cas avant lui. 

Un autre petite réforme, fort intelligente et qui porta ses fruits, fut le rajeunissement du répertoire des Instruments à vent. Le morceau de concours annuel fut désormais commandé à un compositeur ; On me permettra de m’étendre un peu sur un sujet que je connais bien. Dès la première année, les flûtistes eurent le grand honneur d’interpréter une Fantaisie de Gabriel Fauré, en forme d’Andante et Scherzo. Du premier coup notre répertoire, assez pauvre en musique moderne, était doté d’un charmant morceau (L’Andante, notamment, est ravissant). L’année suivante, Alphonse Duvernoy nous apporta un Concertino fort gracieux, dont le début (andante) faisait bientôt place à un allegro en forme de scherzo. Louis Ganne, délaissant Tsarine et Père la Victoire, vint ensuite avec un très musical Andante et Scherzo. Puis, suivirent, à l’ordre près : Enesco, dont le Cantabile (andante) très poétique faisait place à un Presto, si j’ose ainsi dire, très scherzandesque ; Gaubert,  avec un andante intitulé Nocturne suivi d’un difficile scherzo ; Taffanel avec un Andante pastoral et un fin scherzettino et Büsser, avec un Prélude (andante) et un scherzo fort brillant.  

Plus tard, la Fantaisie de G. Hüe (un andante suivi d’un scherzo), les Sicilienne et Burlesque de Casella (rajeunissement hardi de l’andante et scherzo), l’Introduction (andante) et Allegro (scherzo) de Louis Aubert, l’andante intitulé Incantation et le scherzo en forme de Danse de Marc Delmas, nous firent prévoir une suite ininterrompue d’Andante et de scherzo où chaque compositeur aura su garder en même temps sa personnalité et le culte de la tradition. Mme Chaminade, Alexandre Georges, Mouquet, Léon Moreau, et Perilhou s’affranchirent un peu de cette tyrannie à laquelle n’échappèrent pas toujours les auteurs de morceaux pour autres instruments à vent, et qui firent chanter les cornets à pistons et badiner les trombones. Peut-être serait-il sage de prévoir le cas où un flûtiste aurait à jouer un morceau qui ne contint ni scherzo ni andante bien que cette éventualité paraisse invraisemblable. Je ne sais si Theodore Dubois avait pensé à cela en édictant cette petite réforme, néanmoins fort intéressante. Ce qu’il convient surtout d’en retenir c’est qu’il existe désormais un répertoire important d’oeuvres de valeur non seulement pour la flûte (à la rigueur nous nous en passerions car notre fonds est riche par ailleurs) mais pour d’autres instruments autrement déshérités. 

 * * *

C’est plus tard, bien après ma sortie du Conservatoire que j’eus de fréquentes occasions  de rencontrer Théodore Dubois. Il suivait fort assidûment les séances de la Société Moderne d’Instruments à Vent dont il n’approuvait peut-être pas toutes les hardiesses mais qu’il savait d’esprit éclectique. Il nous confia l’exécution successive de deux Suites, à la vérité fort menues, mais remarquablement instrumentées. Nous avions exécuté, aux séances précédentes, quelques oeuvres toutes bouillonnantes d’idées, pleines de sève et d’originalité et à peu près injouables de par leurs maladresses techniques, lorsque nous abordâmes ces petits morceaux de Th. Dubois. La sûreté » d’écriture, le « rendement » des combinaisons de timbres, nous frappa assez pour que je le dise tout uniment à l’auteur. Il accepta le compliment avec la plus gentille satisfaction. 

Il venait de quitter le Conservatoire. Un samedi soir, j’allai le voir, Boulevard Pereire, pour lui parler de je ne sais quel arrangement de répétitions et je le trouvai tout bouillonnant encore d’une chaude lutte académique, dont il m’annonça le résultat avec un gros soupir. L’élection n’avait pas été conforme à ses désirs et son candidat était resté sur le carreau. Je le consolai de mon mieux avec cette phrase naïve : 

« Ce sera pour la prochaine fois ! »  

« Oui » me répondit-il, avec  un petit hoquet comique, « mais la prochaine fois ce sera un de nous qui… »

Je protestai vivement contre l’idée qu’il pût être celui-là, et le fait est qu’il vécut assez longtemps pour faire passer non seulement son candidat d’alors, mais un ou deux autres. J’ai dit à propos de son enseignement qu’il était éclectique ; mais dans le privé, il savait soutenir ses amis. 

De son éclectisme, il me donna une preuve éclatante quelques années plus tard (quelques mois avant la guerre, je crois). Pierre Monteux, qui venait de fonder son orchestre avait mis, au programme d’un de ses concerts le Sacre du Printemps. J’assistai dans la salle, avec de nombreux musiciens, à la répétition générale. Théodore Dubois étaient à quelques rangs de moi et je ne le quittai pas des yeux. Il écouta avec une attention soutenue, resta jusqu’à la fin et ne manifesta aucune désapprobation, bien que cette musique, génialement diabolique, ait dû le faire passer par les mille tourments de l’Enfer. J’ai raconté ailleurs[1] une histoire semblable : la rencontre de Puccini et de Schoenberg, à Florence, lors d’une exécution de Pierrot Lunaire. Ces musiciens arrivés et soi-disant réactionnaires montrent toujours, dans ces occasions-là, plus de volonté de compréhension et plus de courtoisie que nombre de jeunes apprentis musiciens ou que beaucoup de gens du monde à prétentions. 

DANS LES HAUTES SPHÈRES 

 

L’accession de Théodore Dubois au fauteuil directorial fut signe d’un grand chambardement dans les hautes classes de la maison. En premier lieu il fallu pourvoir au remplacement du nouveau directeur dans sa chaire de composition. Ch. M. Widor qui tenait avec éclat la classe d’orgue depuis la mort de César Franck laissa sa place au bon Guilmant et prit la succession de Dubois. Massenet s’en alla de son côté et y gagna deux après-midi de liberté par semaine, à la plus vive satisfaction des jeunes chanteurs des deux sexes qui réclamaient ses conseils, et sortaient tous de son cabinet de chez Heugel  nantis d’une bleu photographie dédiée à « sa meilleure Manon » ou à son « meilleur Werther ». Ce départ fut un évènement et aurait pu passer pour une catastrophe, car l’enseignement de Massenet était, au dire de tous, admirable.  Mais il fut remplacé par Fauré. Si j’avais des prétentions à la critique musicale, ce serait le moment ou jamais d’établir un magnifique parallèle entre ces deux Maîtres. Vain exercice ! Ce que je dois noter, au moment même où vient de disparaître, dans l’affliction universelle, celui que nous considérons à juste titre comme une de nos gloires les plus pures, c’est le prestige éclatant, inouï, dont jouissait Massenet il y a 30 ans. 

Son départ assombrit le Conservatoire. Sa personnalité irradiante dégageait une sympathie irrésistible. Adoré de ses élèves, comme il était adoré du public, il l’était aussi de tous les gens qui ne l’avaient vu qu’une fois ; de ceux auxquels il avait adressé deux mots, au cours d’un répétition, même pour leur dire qu’ils jouaient faux ou qu’ils étaient une mesure en retard. Et ceci venir surtout de son charme personnel, mais il ne négligeait rien pour entretenir cette popularité. Il répondait à toutes les lettres. Il apostillait toutes les demandes de palmes. Ses autographes, comme ses photographies signées, courent les rues, et sont bourrés de mots soulignés, de points d’exclamation et de formules de politesse, toujours d’un cran au-dessus de ce qu’on pouvait espérer. Cette chaleur de coeur, cette inaltérable complaisance lui ont valu, d’ailleurs, beaucoup d’ennemis car on attendait de lui ce qu’il ne pouvait pas toujours donner, tandis qu’on s’extasiait au moindre mouvement aimable de Saint-Saëns qui n’en était pas prodigue.

Un jour de classe, ayant obtenu de M. Taffanel la permission de partir dès ma leçon prise, pour prendre part à une répétition de l’oratorio « la Terre Promise » (cette oeuvre de Massenet était au programme d’une « saison » d’oratorios donné par E. d’Harcourt en l’église St-Eustache et nous répétions dans une sorte de sacristie) je tombai comme un bolide sur un palier obscur où deux hommes cherchaient, à tâtons, le bouton de la porte. C‘était Massenet, appuyé sur le bas d’un domestique et qui, loin de s’offusquer de mon entrée brutale, s’effaça poliment devant moi (j’avais 19 ans !) pour me laisser passer. Je n’en voulus rien faire, il y eut échange de grâcieusetés, et nous finîmes par pénétrer en même temps dans la salle, ce qui me permit d’éviter les foudres du fougueux d’Harcourt, lequel n’aimait pas les retardataires. L’auteur de Manon avait bon pied bon oeil et n’avait nullement besoin du bras secourable d’un larbin pour venir entendre assassiner sa musique. S’il avait amené celui-là c’était dans le but de lui procurer une bonne place par l’entremise de d’Harcourt, tout puissant dans le Faubourg Saint-Germain. La présentation faite, il se mit en devoir d’écouter la répétition ; il n’y resta pas longtemps ! 

D’Harcourt avait coutume de faire répéter séparément les cordes, les bois, et les cuivres. Ce jour-là, c’était le tour des bois. Le travail consistait à compter des mesures à vide et à entendre de temps en temps le glapissement lugubre de trois clarinettes ou les facéties solitaires d’un basson. Au bout de 5 minutes l’auteur, à bout de force, sortit en déclarant: « Vous m’appellerez quand vous serez au complet ! Il me semble que je mange de la salade, les feuilles d’un côté et l’assaisonnement de l’autre ! » 

 ***

Fauré, je l’ai déjà dit, prit sa suite. Il apporta au Conservatoire sa grâce nonchalante, ses manières exquises. Frileusement enveloppé dans un chaud  pardessus, la chevelure neigeuse s’échappant du chapeau melon, une éternelle cigarette au coin de la lèvre — ce qui faisait fumer Constant Pierre aux aguets derrière ses rideaux — l’oeil voilé et le sourire las, Fauré traversait deux fois par semaine la cour de cette maison où il devait se trouver un peu dépaysé car elle n’était pas la sienne. On peut bien dire maintenant en parlant d’un Maître entré vivant dans l’immortalité qu’en 1896, le nom de Fauré ne disait rien au gros public. Son art aristocratique — il faut prendre ce mot dans le meilleur sens — n’avait pas pénétré les masses ; mais il avait frappé tous les vrais musiciens et, parmi ceux-ci, son prestige était grand. 

En prenant la suite de Massenet, il héritait d’une classe excellente. Il suffit pour s’en convaincre de consulter cette curieuse photographie du Centenaire où l’on trouvera plus d’une physionomie connue (quelques-unes seulement m’étaient familières à cette époque). Il y avait peu de contact entre les compositeurs et les instrumentistes, sauf à la classe d’orchestre, où les premiers venaient soumettre leurs essais aux fureurs barbares des seconds. Je me rappelle surtout l’immense Tremisot, dont la barbe, les cheveux, la stature, prenaient à mes yeux éblouis la forme auguste de Zeus olympien. Après tout, ce rapprochement m’est peut-être venu à l’esprit parce que Tremisot tenait les timbales et distribuait ainsi le tonnerre au dessus de nos têtes. Il le faisait avec une majesté incomparable.

Le physique ascétique de Koechlin avait également frappé son imagination. Je me le représentais, peu vêtu, assis sur un rocher, tel un de ces St-Jérôme que l’âpre pinceau de Ribéra a semés à travers le monde, et j’étais médusé, d’autre part, par ce fait que Koechlin avait été polytechnicien avant de se livrer à la composition. Je n’étais pas loin, dans ma candeur, de considérer cela comme une déchéance. On frémit à la pensée qu’un tel artiste, admirable éducateur dont on ne louera jamais assez l’influence vivifiante et modératrice à la fois sur ses jeunes disciples, aurait pu terminer sa carrière dans les bureaux d’une compagnie de chemins de fer ou d’une manufacture de tabacs. 

Noir comme un pruneau, la chevelure rebelle, l’oeil fulgurant, Raoul Laparra piaffait d’impatience en préparant le concours de Rome sur des sujets sortis tout droit de la boite aux rebuts de l’Odéon. Il avait en tête des livrets plus vivants et dans la musique qu’il apportait à Taffanel, on sentait bouillonner l’ardeur généreuse qui devait un jour s’épancher dans la Habanera,  ce chef-d’oeuvre.

Enfin, dans le sillage de Trémisot, mais beaucoup plus effacé, se glissait parfois l’ombre discrète d’un jeune homme très élégant, très soigné, au fin visage que parait une paire de moustaches et des favoris en côtelette à l’autrichienne. Il répondait au nom de Ravel et semait sur son passage un étonnement mêlé d’admiration. On le disait auteur de musiques plus modernes encore que celles de Charpentier, lequel, avec ses Impressions fausses, passait alors pour une sorte d’Antechrist. Telles sont, avec la silhouette bourrue et cordiale de Florent Schmitt et la haute et élégante stature de Léon Moreau, les jeunes personnalités qui avaient fait impression sur moi. Je suis bien obligé de m’en tenir là. 

 La prise de possession, simultanée, de deux classes de composition par Widor et Fauré avait un peu modifié l’orientation de cette jeunesse. Jusque-là le théâtre avait seul été donné en objectif aux jeunes aspirants compositeurs, et les seuls suffrages qu’ils paraissaient ambitionner étaient ceux du chef de claque de l’Opéra-Comique, arbitre suprême du goût et dispensateur de la vraie gloire. Pour avoir une idée du changement qui s’opéra alors dans les esprits, il suffit de voir ce que sont devenus les élèves de composition de cette période et quelle a été la part de leurs Maîtres dans la magnifique éclosion de musique pure qui fait de l’Ecole Française actuelle ce qu’elle est aux yeux du Monde. 

Dans un autre coin de la Maison, le bon géant Charles Lenepveu, indifférent aux bruits de la ville et aux caprices de la Mode, et travaillant dans la sérénité avec le rire silencieux de Bas-de-Cuir, tenait fabrique de Prix-de-Rome et apprenait à ses élèves l’Art difficile de mettre en musique les « poèmes » de M.M. Adenis et Edouard Guinant. Il y réussissait avec un singulier bonheur. Si Paris vaut bien une messe, Rome vaut bien une cantate et ce sera l’éternel honneur de Lenepveu d’avoir su assouplir les natures les plus raffinées jusqu’à les rendre capables de réussir dans la forme la plus stupide de l’Art de la composition. Un seul exemple en dira long : André Caplet, dès son premier concours, mit dans le mille du premier coup, avec une cantate parfaite en tous points et qui arracha des larmes à tous les graveurs en taille-douce et tous les sculpteurs auxquels était dévolu le soin de juger des mérites musicaux de son oeuvre. Il ne s’attarda pas longtemps dans ce genre périmé. 

(A suivre)

L. FLEURY

Source  :   Le Monde Musical  35° année, N° 23 et 24 – Décembre 1924  (Collection privée L. Renon) 

[1] Revue “Music and Letters” octobre 1924 (sic)

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